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JEAN DE BRÉBEUF

sis, puisque le Seigneur dans sa sagesse et sa bonté jugeait le temps venu de récompenser dignement son serviteur. Cette récompense, Jean de Brébeuf l’avait méritée ; mais il voulait la mériter cent fois plus en souffrant davantage. Il avait imploré ces souffrances, et Dieu allait se rendre à sa demande en lui envoyant le martyre. Le martyre !… Ah ! quelle joie ! quelles délices !

— Seigneur ! Seigneur ! murmura-t-il en reportant son regard sur les effroyables apprêts, approchez encore la coupe, je veux la boire de toute l’allégresse de mon âme !…

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Plus loin, Gabriel Lalemant, s’entretenait aussi avec son Créateur devant qui il allait comparaître, Mais plus jeune, de constitution plus faible que Jean de Brébeuf, moins aguerri, moins endurci aux souffrances corporelles, il se sentait moins préparé aux tourments qu’il devinait. Il suppliait Dieu de lui communiquer la force nécessaire pour endurer les supplices qu’on allait imaginer. Souvent il reportait son regard admiratif sur la haute et ferme stature de Jean de Brébeuf dont le visage rayonnait. Gabriel Lalemant s’émerveillait, il se sentait aussitôt plus fort et criait à Dieu :

— Oh ! Jésus martyrisé sur le Calvaire, donnez-moi la force comme celle que je vois dans votre grand serviteur le Père de Brébeuf !

Certes, il fallait être fortement armé de la grâce divine pour regarder et voir sans défaillir les apprêts épouvantables faits par les guerriers iroquois. Ils démolissaient les parties de la palissade qui n’avaient pas été consumées par le feu, et conservaient les pieux les plus solides. Près de ces pieux ils allumaient des bûchers. Près de ces bûchers ils déposaient des haches, des chaînes, des couteaux, des barres de fer. Au pied des poteaux ils jetaient des lanières de peau de cerf taillées dans les vêtements de ceux qui étaient morts. Ils faisaient fondre de la neige, bouillir l’eau, chauffer de la graisse et de l’huile. Et tout en ce faisant ils riaient, gesticulaient, rugissaient, hurlaient, montraient le poing aux prisonniers et crachaient sur eux. Ces préparatifs leur causaient une joie indicible. À l’imagination ils semblaient demander quelque nouveau moyen de torture. Parfois ils se consultaient à mi-voix et, s’étant compris, ils poussaient des cris stridents. Ceux qui, par hasard, passaient devant les deux missionnaires, s’arrêtaient un moment, crachaient à leur visage et disaient avec une outrageante ironie :

— Hein ! le Père Noir commence à avoir peur !

Des hurons renégats criaient à Jean de Brébeuf en bavant :

— Tu nous as enseigné comment on doit subir la souffrance, et nous avons été assez fous de te croire ; à présent on va voir comment tu donnes l’exemple !

L’un d’eux, d’un geste brutal, lui déchira sa robe dans le dos.

La bande applaudit.

L’Araignée, plus loin et seul, dans sa pose accoutumée, debout, bras croisés, impassible, regardait les préparatifs. De temps à autre son regard sombre pesait sur Jean de Brébeuf, il essayait de saisir une émotion du missionnaire devant les apprêts terribles. Mais ses sourcils se fronçaient, ses yeux jetaient des éclairs en constatant que le prêtre demeurait toujours aussi calme et serein.

Une fois il voulut tenter de l’intimider. Il appela trois de ses hommes, trois véritables démons, et leur donna à voix basse quelques instructions.

Les trois sauvages allèrent chercher un prisonnier huron et l’amenèrent devant le missionnaire. Ils enlevèrent au pauvre diable ses vêtements que l’un des trois démons alla tremper dans une marmite de suif fondu.

— Oh ! Père Noir… Père Noir… cria le malheureux huron, appelle sur moi la miséricorde du bon Dieu !

— Sois tranquille, mon enfant, le bon Dieu a entendu ta voix !

Le huron défaillant se redressa. Alors les deux autres iroquois se mirent à taillader ses chairs à coups de couteau, puis ils le scalpèrent. Le huron, dans la souffrance affreuse, se tordait en poussant des hurlements atroces.

— Lève tes yeux vers le Ciel, mon enfant, dit Jean de Brébeuf, Dieu te tend les bras !

Devant le calme du missionnaire, le pauvre huron domptait sa douleur.