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JEAN DE BRÉBEUF

Jean de Brébeuf marchait lentement, les yeux levés vers le ciel bleu, écoutant les chants du soir. Ce n’était pas encore ce chœur puissant des soirs ou des matins d’été, mais c’était encore une musique si douce, qu’elle l’émouvait. Car à l’âme de Jean de Brébeuf la musique des bois résonnait ou parlait comme une musique céleste. Il passait souvent des heures entières à écouter ces harmonies angéliques, remerciant Dieu d’avoir donné à l’homme de si puissants concerts. Dans ces moments le missionnaire se sentait plus rapproché de Dieu, et son âme se transportait d’une allégresse indicible.

Et sous ce doux crépuscule de mars Jean de Brébeuf exultait, son cœur éclatait d’une jouissance exquise, sa pensée prenait des envergures infinies, elle embrassait toute cette terre si belle et tout ce ciel si beau et elle imaginait d’y faire resplendir partout l’amour et la gloire de Dieu. Combien de milliers et de milliers de barbares abritaient encore ces bois, combien de milliers de ces pauvres païens n’avaient pas appris à louer la grandeur du Créateur ainsi que le louaient par leurs chants magnifiques les petits oiseaux ! Quelle joie incomparable il eût ressentie à savoir que tous les êtres humains de la forêt se joignaient aux oiseaux pour grandir le concert ! C’était bien l’œuvre qu’il avait voulu faire ! Cette œuvre il l’avait commencée seize ans auparavant ! Et comme elle était loin d’être finie ! Seize ans !… Que le temps avait paru court ! Seize autres années d’un pareil labeur ne compléteraient pas encore l’œuvre ! Vivrait-il seize autres années ? Qu’importe ! Dieu s’occuperait de l’achèvement de l’œuvre ! Elle ne pouvait demeurer inachevée, parce qu’elle était trop belle !

Seize ans ! pensait le missionnaire. Ce n’est pas long, seize ans, mais un homme d’action peut néanmoins en seize ans faire beaucoup ! Et qu’ai-je fait, moi, en seize ans ? Presque rien ! J’ai pourtant travaillé ! Oui, mais je n’ai peut-être pas travaillé de toutes mes forces !… Et si j’ai travaillé de toutes mes forces, peut-être n’ai-je pas su m’y prendre de la bonne façon !…

Il essayait souvent ainsi de diminuer ses mérites, craignant de n’en avoir pas fait assez ! Ces grands serviteurs de Dieu sont ainsi faits : pour la gloire de Dieu ils ne font jamais assez, ils conçoivent plus que leurs forces humaines ne pourra jamais produire. Leur conception est illimitée tandis que sont limités leurs moyens d’action. C’est que l’apôtre doit être ainsi doué afin de mieux remplir la haute mission pour laquelle il a été créé. Plus le champ est vaste, plus son ardeur se développe.

Jean de Brébeuf avait entrevu un empire immense, et bien qu’un simple mortel, il avait voulu conquérir cet empire. Devant la tâche formidable il s’était senti un géant, et il avait travaillé comme un géant pour accomplir une œuvre de géant. Mais c’étaient dix géants, vingt, trente, cent peut-être qu’il faudrait pour achever la conquête ! Il se l’avouait et tâchait d’être satisfait de la part qu’il avait faite.

C’est en repassant toute sa vie, comme il le faisait souvent d’ailleurs, que le missionnaire arriva dans une clairière. C’est comme s’il fût tombé de l’ombre dans le jour, car là il faisait jour en effet, tandis que sous la ramure des pins il était presque nuit.

Là, la forêt inclinait doucement vers le sud-ouest, et de ce point il pouvait apercevoir une grande partie du pays. D’abord c’était une immensité de flèches sombres, immobiles, pressées les unes contre les autres. Au loin, comme encavée dans cette masse noire, une tache blanche, très grande s’étendait… c’était le lac Ontario. Plus loin encore la masse sombre continuait à s’étendre, mais non uniforme, barrée çà et là de coteaux, de collines s’étageant comme les contreforts des hautes montagnes noires sur lesquelles, dans un lointain qui apparaissait inabordable, semblait se poser la voûte des cieux. Tout cela était grandiose, tout cela était merveilleux, et tout cela Jean de Brébeuf l’avait admiré mille fois et davantage. Là encore et toujours s’amplifiait la grandeur de Dieu. Et le missionnaire l’aimait ce vaste pays de bois, de montagnes et de lacs, où, si la vie humaine ne semblait pas intense, éclatait dans toute son amplitude la vie divine. Ses yeux ne s’étaient jamais assez repus de ce tableau unique que nulle imagination humaine n’aurait pu concevoir. C’était l’œuvre du grand Maître.

Pendant un long moment il savoura pour ainsi dire la beauté de ce panorama, et saisi d’une plus vive admiration, il s’écria :