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JEAN DE BRÉBEUF

Ces paroles avaient troublé la jeune huronne profondément.

Que faire ?

Car dans ces paroles elle avait senti comme un reproche de toute sa tribu. Certes, comme avant, elle était prête à se dévouer pour sa nation, prête à devenir la femme de l’Araignée, mais à condition qu’il promette de respecter la vie des Hurons. Mais l’Araignée promettrait-il ? S’il promettait, tiendrait-il sa promesse ? Marie ne croyait pas dans les promesses et les serments du jeune indien et elle avait, comme nous le savons, de fort bons motifs. Alors, encore une fois, à quoi servirait de se sacrifier ? Il peut sembler étrange qu’une jeune fille si bonne, si chrétienne, si confiante en Dieu, si fidèle, parût jouer la comédie de se donner et de se reprendre. Le sacrifice, le renoncement, l’abnégation de tout ne sont pas chez ces sauvages ce qu’ils sont chez les vrais chrétiens et mieux chez les vrais catholiques. Chez ceux-ci le renoncement est volontaire et sans autre espoir d’un avantage que les bénédictions du Ciel. Chez ces sauvages c’est le contraire : le renoncement peut être volontaire, mais il comporte un avantage. Car il est dans la nature de l’indien de troquer, il troque jusqu’à son âme. Nous ne voulons pas dire que Marie, comme bien d’autres de ces pauvres aborigènes, eût consenti à un tel troc, loin de là ! Marie était foncièrement catholique, elle aurait souffert les pires tourments plutôt que de renier Dieu. Seulement, pour obéir à sa nature que le temps seul pourrait changer, elle voulait un avantage en retour de son sacrifice. Son renoncement était conditionnel, et voilà tout.

Certes elle était assez intelligente pour comprendre que son sacrifice avait moins de valeur, et elle comprenait également que son jeu devrait avoir une fin. Elle ne troquerait pas indéfiniment ainsi, et elle savait que l’Araignée n’était pas homme à se faire jouer deux fois le même tour. Mais il lui semblait qu’elle pourrait, avec la puissance de Dieu, résoudre la difficulté : c’est-à-dire satisfaire l’Araignée et assurer l’existence de sa tribu.

L’on comprendra dans quelle terrible situation d’esprit elle se trouvait. Mais incapable par elle-même d’entrevoir une solution au problème qui la confrontait, elle résolut d’aller interroger les lumières du Père Noir.

Jean de Brébeuf la rassura, lui disant qu’elle avait agi selon les desseins de la Providence et qu’elle n’avait rien à se reprocher. Il lui conseilla d’écarter de son cœur toutes les craintes, de ne pas redouter ni l’Araignée ni ses guerriers, affirmant que ceux-ci n’oseraient jamais attaquer leur bourgade. Il acheva d’apaiser les troubles de la jeune fille par ces paroles :

— Marie, continue de bien prier le bon Dieu et prépare-toi à faire le grand voyage à Québec. Comme je te l’ai promis, je te conduirai chez les saintes femmes où tu vivras heureuse pour toujours.

— Jamais, répondit la jeune fille en pleurant, je ne serai heureuse, parce que je penserai toujours à Jean !

— Ah ! tu l’aimais donc bien réellement, ma fille ?

— Oui, Père. Si je vous ai dit le contraire, c’était pour qu’il souffrît moins lorsqu’il aurait appris que je me donnais à l’Araignée.

— Oui, ma fille, sourit le missionnaire, j’ai bien compris par après que tu te sacrifiais pour lui et pour nous tous. Dieu te récompensera de ton dévouement. Sois tranquille.

Et Marie s’en alla toute réconfortée.

Si Jean de Brébeuf parvenait à apaiser les troubles de ses ouailles, il ne pouvait se défaire complètement de ses propres inquiétudes, malgré toute sa confiance en Dieu. Mais ses inquiétudes n’étaient pas pour lui-même : c’était pour ses ouailles qu’il s’inquiétait, car il voulait écarter d’elles tout danger. Ces troubles il les acceptait comme une souffrance que Dieu lui envoyait, et il s’en réjouissait tout en suppliant :

— Toutes les souffrances pour moi, ô mon Dieu ! tous les chagrins, toutes les peines, mais, dans votre auguste bonté, qu’il vous plaise de ménager mon pauvre troupeau !

Or voilà que l’inquiétude s’était tout à coup dissipée dans son âme, voilà qu’une joie extraordinaire l’avait tout à coup assailli en songeant à la vengeance des Iroquois contre les Hurons et à leurs représailles. Oui, l’Araignée pouvait venir laver les affronts qu’il pensait avoir reçus, et lui, Jean de Brébeuf, ne s’inquiétait plus. Il savait à quels dangers il était sans