Page:Féron - Jean de Brébeuf, 1928.djvu/45

Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
JEAN DE BRÉBEUF

Les Hurons en voulaient à l’Araignée d’avoir détruit la bourgade Saint-Joseph et d’avoir massacré ses habitants, ils lui en voulaient pour les menaces qu’il avait faites contre les habitants de Saint-Louis, et la parole de miséricorde de l’Évangile n’était pas encore suffisamment ancrée dans leur esprit pour se défaire de leur ressentiment. L’enseignement du pardon des offenses sonnait toujours mal à leurs oreilles. Et chose étrange, s’ils n’étaient pas toujours disposés à oublier les injures, s’ils ne voulaient pas les oublier, ils s’étonnaient grandement que leur Père Noir, lui, les pardonnât et les oubliât. Et si la fougue vindicative de ces pauvres sauvages était souvent retenue, c’était bien grâce au magnifique exemple que leur donnait le missionnaire.

Comme on le comprend, ce jour-là, qui était dimanche, la population de Saint-Louis se trouvait donc fort mal à l’aise. Un peu avant l’heure de la messe elle se réunit sur la place de la chapelle et commenta longuement à voix basse les événements de la nuit précédente. Jean de Brébeuf ne manqua pas de remarquer ce trouble qui se manifestait dans l’esprit de ses ouailles, et il mit ce trouble sur la surprise qu’avait causée l’enlèvement de Marie.

Au prône il s’efforça d’expliquer clairement l’action de la jeune huronne qu’il attribua à la volonté de Dieu. Il essaya de leur faire comprendre que Dieu avait choisi Marie pour travailler à la conversion de la nation iroquoise. En devenant la femme du grand chef iroquois son prestige serait énorme. Avec la puissance de Dieu elle ferait un chrétien de son époux, et par la suite toute la nation marcherait dans la voie de son chef. Et Jean de Brébeuf, qui n’avait pu s’expliquer le revirement de la jeune huronne, n’était pas loin de penser que Dieu voulait se servir de Marie comme d’un premier levier pour attaquer le paganisme de la nation iroquoise. Puis longuement il s’étendit sur la sainte maxime du pardon des offenses. Il se montra si éloquent, ce jour-là, que la plupart des sauvages pleurèrent à chaudes larmes.

— Ah ! mes chers enfants, s’était-il écrié à un moment, quelles souffrances cruelles vous pourrez éprouver un jour, quand, bourrelés de remords, vous implorerez pardon et que ce pardon vous sera refusé parce que vous n’aurez pas voulu pardonner à votre frère ! Songez-y, ce sera votre plus affreux châtiment, et vous serez frappés comme vous aurez frappé ! Et vous aurez beau vous traîner et user vos genoux ensanglantés, vous aurez beau tordre vos mains suppliantes, vous aurez beau répandre des larmes de sang et de feu et gémir de toute la douleur de vos âmes, vous serez dédaignés, repoussés ! Et alors, dans votre misère atroce, le ciel se couvrira d’un voile sombre, la forêt cessera de chanter, le lac s’asséchera, le gibier s’éloignera si loin qu’il ne sera plus possible de le prendre, et dans la noirceur et la tristesse de ces jours de deuil vous sentirez la famine horrible s’emparer de vos corps et les torturer. Pardon !… crierez-vous. La voix effrayante de la forêt morte répondra : — Pas de pardon !… Pitié !… râlerez-vous dans la soif qui brûlera vos gosiers. Pas de pitié ! répondra sourdement le lac asséché.

Puis, levant les yeux au ciel et joignant les mains, le missionnaire s’écria avec une sincérité et une foi qui portèrent l’émotion à son comble :

— Ô grand Dieu ! vous qui avez tant souffert pour nous… vous que la faim et la soif ont torturé plus qu’il n’était possible… vous que d’infâmes bourreaux ont cloué à une croix en enfonçant dans vos mains nobles et pures des clous hideux… vous que des barbares ont couronné d’épines… vous qu’ils ont transpercé de leurs lances… vous sur qui ils ont osé, les misérables, jeter leurs crachats immondes… oui, vous, Seigneur, la plus grande et la plus sainte des victimes humaines, vous avez pardonné ! Sur la tête de vos tourmenteurs vous avez appelé les bénédictions du Ciel ! Eh bien ! Seigneur, à votre exemple est-il possible que nous ne pardonnions à qui nous ont moins fait souffrir que vous n’avez souffert ? Non ! non ce n’est pas possible ! Nous voulons pardonner aussi, Seigneur ! Nous vous demandons de nous communiquer le souffle si généreux de votre âme pour nous aider à donner le pardon ! Laissez tomber dans nos pauvres cœurs un peu de votre générosité ! Commandez à nos lèvres de répéter cette sublime parole que les vôtres ont dite à votre Père sur le mont du Golgotha Oh ! nous vous en prions, mon Dieu, ne nous abandonnez pas dans notre égoïsme