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JEAN DE BRÉBEUF

pour maintenir dans ces âmes sauvages et capricieuses l’idée religieuse qu’on y avait jetée avec tant de peines. Il savait que ces pauvres enfants des bois reprochaient souvent à Dieu leurs contrariétés, leurs chagrins et leurs misères, incapables de comprendre encore que la Providence veut de temps à autre éprouver la foi de ses serviteurs ou les punir de certaines fautes. Lorsque certaines calamités tombaient sur eux et que des tribus païennes du voisinage ne semblaient pas atteintes du même mal, ils se croyaient injustement traités par le Seigneur, et leur foi était bien près de sombrer dans la barbarie. C’est alors que la tâche du missionnaire devenait prodigieuse : car le plus souvent la difficulté n’était pas d’inculquer la foi à ces sauvages, mais de la maintenir. Souvent il suffisait d’un simple déboire pour rejeter un néophyte dans ses anciennes croyances, et l’exemple de ce néophyte pouvait fortement ébranler le catéchumène. La double tâche du missionnaire était d’élever l’édifice puis de le surveiller constamment.

Jean de Brébeuf avait christianisé Marie et Jean Huron, il les avait instruits dans la langue et les coutumes de France. Il les avait dressés spécialement pour que ces deux enfants qui, un jour, deviendraient à la tête de leur tribu, pussent par leur exemple et leurs paroles continuer l’œuvre sainte du missionnaire. Car les Hurons avaient constamment les yeux sur leur jeune chef et sa future épouse, et leur foi, leur docilité avaient été le grand exemple qui avait soutenu l’œuvre de Jean de Brébeuf. Il importait donc que ces deux enfants continuassent de demeurer cet exemple si utile et précieux. Il fallait prévenir qu’un vent quelconque ne vînt renverser tout l’échafaudage. Jean de Brébeuf pouvait donc s’inquiéter justement. Car il souhaitait et voulait que d’édifice durât, afin que par une longue suite d’années il se consolidât et devînt un édifice de pierre reposant sur la pierre. Si cet édifice croulait tout à coup, tout le travail, et un travail inouï, serait presque à recommencer, et la catastrophe pouvait amener bien des dommages irréparables.

Mais cette catastrophe redoutée ne surviendrait pas, parce que Dieu, puisque c’était son œuvre, l’écarterait. Jean de Brébeuf avait également confiance en Marie, il était sûr que celle-ci demeurait pour toujours acquise à l’Évangile. Il en était d’autant plus certain que, Marie, dans son désarroi, demandait qu’elle fût conduite chez les religieuses de Québec. Sa foi était donc vive et solide.

Mais l’autre, Jean Huron ?… Voilà celui qui était la véritable inquiétude du missionnaire. L’orgueil de la race, orgueil qu’il faudrait un siècle pour abattre tout à fait, était là toujours près de se révolter. Le missionnaire tenait à cette âme plus qu’à celle de Marie, parce que Jean Huron deviendrait le chef de la tribu, et un chef chrétien serait d’un grand secours pour l’évangélisation du reste du troupeau. Si, par un caprice quelconque, Jean Huron rejetait la foi chrétienne qu’il avait reçue, il était à craindre que tout le troupeau ne tournât le dos. Dans la lutte si opiniâtrement engagée par le missionnaire ce serait la défaite, pas une défaite irrémédiable, si l’on veut, mais bien difficile à réparer. Lorsqu’on a édifié un temple avec de bons matériaux et qu’il arrive, par quelque cause inconnue, que ce temple s’abat, il est beaucoup plus difficile de le relever, surtout si l’on se sert des mêmes matériaux qu’on aura nettoyés et retaillés.

Le premier problème qui se présentait à résoudre c’était de faire renoncer Marie à sa décision de briser ses liens de fiançailles à Jean Huron. Comment Jean de Brébeuf s’y prendrait-il ? Il se le demandait tout en invoquant les lumières du Ciel et l’aide de Dieu. Il invoquait tout particulièrement la grande Vierge Marie, patronne de la jeune indienne. Il pouvait y avoir là aussi un dessein mystérieux de la Providence, et Jean de Brébeuf avait confiance que la difficulté serait aplanie. Mais tout en comptant sur le secours de Dieu, il ne pouvait pas, lui, le missionnaire, se croiser les bras. Alors, en supposant que Marie demeurât inébranlable dans sa résolution, il se demandait comment il s’y prendrait pour empêcher Jean Huron de tomber dans le désespoir qui pourrait ruiner l’œuvre accomplie.

Le missionnaire se voyait donc en face d’un problème terrible. Mais il ne se découragea pas. Il résoudrait le problème, il tournerait la difficulté, il renverserait l’obstacle, apparût-il insurmontable ! Car rien n’arrêtait cet homme d’énergie et de ténacité. Serviteur de Dieu, il savait qu’il