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JEAN DE BRÉBEUF

dre heureux. Va… Laisse Madonna à sa tribu et à son fiancé ! Va…

Il alla ouvrir la porte qui donnait sur un petit parterre ombragé de saules et de sapins. Dehors la nuit étoilée demeurait tranquille.

Le missionnaire s’effaça et d’un geste imposant indiqua la porte ouverte à l’indien.

Celui-ci, sombre et raide, marcha lentement vers cette porte, mais sans regarder le missionnaire.

Au même instant une silhouette humaine pénétrait dans le parterre et s’avançait inaperçue vers la cabane.

L’Araignée, les yeux tournés vers le sol, franchit la porte. Le missionnaire la referma doucement et, pensif, demeura là immobile.

Tout à coup il tressaillit, et tendant son oreille vers la porte close il écouta. Il lui semblait entendre des halètements de poitrines, des grincements de dents, tout près de sa porte, dans le petit parterre. Il ouvrit la porte et dans les ténèbres du parterre légèrement blanchies par le clair d’étoiles il plongea son regard. Il distingua deux silhouettes humaines serrées l’une contre l’autre, enlacés, silencieuses et qui tournaient, penchaient de côté et d’autre, se baissaient, se redressaient… Il courut à sa table, prit le bougeoir et revint en courant à la porte. Ayant élevé sa lumière, il reconnut l’Araignée et Jean Huron engagés dans une lutte corps à corps.

L’Araignée, en mettant les pieds dans le parterre, s’était trouvé tout à coup face à face avec Jean Huron, et en se reconnaissant les deux ennemis, d’un commun accord, s’étaient jetés l’un contre l’autre. Le choc avait été terrible. De suite ils s’étaient enlacés, et sans proférer un mot, sans un murmure, ils avaient mis toute leur vigueur et leur force pour s’abattre et se vaincre. Mais comme ils étaient d’égale force et d’égale vigueur la lutte pouvait durer longtemps, jusqu’à l’épuisement des deux adversaires.

— Holà ! cria Jean de Brébeuf d’une voix de tonnerre, séparez-vous !

Les deux lutteurs ne parurent pas entendre. Au cri du missionnaire Gaspard accourut de la cuisine. Des huttes du voisinage surgirent quelques indiens. Bientôt une sourde rumeur courut le village. Des torches résineuses se mirent à parcourir les ruelles. Cinq minutes s’étaient à peine passées que la place de la chapelle était envahie par une partie de la population. Plusieurs femmes agitaient des torches aux lueurs rouges. La place s’éclairait vivement. Les lueurs des torches pénétraient sous les saules et les sapins du parterre, elles éclairaient nettement la cabane du missionnaire, le Père Noir, Gaspard et les deux ennemis qui continuaient de lutter avec rage. L’émotion était indicible. La surprise fut d’abord muette. Puis des chuchotements se firent entendre, les indiens s’agitèrent vivement. Des guerriers accouraient armés d’arcs, de tomahawks, de couteaux. Ils entouraient peu à peu le parterre et les deux adversaires. D’autres porteurs de torches se joignaient aux premiers, et la scène devint si nettement visible qu’on pouvait saisir sur chaque physionomie l’impression créée par l’événement. Les femmes, dont plusieurs agitaient fébrilement des torches, se pressaient les unes contre les autres avec crainte. Les enfants craintifs, enlaçaient les jambes de leurs mères. Tous les regards se concentraient sur le Père Noir.

Jean de Brébeuf venait de poser son bougeoir sur le seuil de sa porte. Comprenant que l’Araignée était perdu, s’il tombait aux mains des Hurons, il songeait à le défendre.

Les deux ennemis, toujours étroitement enlacés, étaient tombés par terre entre deux saules. On les perdit presque de vue dans l’ombre épaisse du feuillage. Mais des Hurons approchèrent leurs torches, l’ombre s’illumina, et les deux lutteurs apparurent de nouveau. Ils se tenaient tous deux d’une étreinte mortelle. Ils se mordaient, se déchiraient de leurs ongles, rugissaient, haletaient, roulaient l’un sur l’autre. Mais pas une invective, pas un juron, pas même une plainte ne s’échappait de leurs bouches dans la douleur des morsures atroces. De toutes parts le silence se fit. Les spectateurs se statufièrent presque. La respiration de chacun demeura en suspens. Les torches elles-mêmes s’immobilisèrent, car Jean de Brébeuf marchait rapidement vers les deux gladiateurs. Devant ce tableau on croyait assister à l’une de ces luttes homériques des temps antiques.

Le missionnaire se baissa rapidement, chacune de ses mains saisit un adversaire,