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JEAN DE BRÉBEUF

Alors sa large poitrine battait avec force, son cœur éclatait, ses narines frémissaient en aspirant les parfums capiteux des pins et des cèdres, parfums qui lui semblaient comme une vapeur d’encens offerte au Seigneur ! Son âme exultait. Alors, pour que sa joie ne fût pas seule à se manifester, les bois s’animaient peu à peu, la forêt murmurait doucement, elle parlait, elle priait, elle chantait. Et lorsque le dernier rayon de soleil s’éteignait lentement par delà des monts lointains, la forêt entière frémissait et retentissait d’une vie crépusculaire si admirable, que le missionnaire tombait à genoux, joignait les mains et remerciait Dieu d’un concert aussi magnifique. Tel, après la Création, Adam saisi d’admiration et de joie dut se prosterner pour remercier le Créateur des choses si belles dont il l’avait fait le maître !

Et tout le temps qu’il restait assez de jour pour lui permettre de voir, Jean de Brébeuf ne se lassait pas d’admirer ce puissant décor, cette nature sauvage qui durant des siècles avait paru défier la civilisation. Aux premiers découvreurs européens ces forêts avaient semblé inabordables, c’étaient des géants auxquels il eût été fou de s’attaquer ; pourtant ces missionnaires étaient venus, doux et paisibles, et les géants avaient livré passage, les monts s’étaient inclinés devant eux, les fleuves et les lacs n’avaient pas résisté. Ils y avaient trouvé d’incalculables richesses pour Dieu comme d’immenses richesses pour les hommes, et ils avaient exploité les unes et les autres. À une époque où les moyens manquaient totalement ils avaient réussi à accomplir des prodiges, qui étonnent de nos jours encore et qui étonneront bien des siècles à venir.

L’œuvre de ces grands missionnaires était d’autant plus sujette à l’admiration et à l’étonnement qu’elle avait paru impossible au reste des mortels. Eux ne s’étaient pas étonnés de leurs propres prodiges, parce que, serviteurs de Dieu, ils avaient obéi à son ordre et marché avec sa puissance. Leur œuvre était l’œuvre de ce Dieu qu’ils aimaient et servaient, et ils avaient aimé cette œuvre pour en supporter toutes les difficultés, les misères et les souffrances. En elle ils avaient d’abord trouvé leur première récompense : l’amour même de leur œuvre. Et n’est-ce pas la meilleure récompense de tout ouvrier d’aimer et d’admirer ce qu’il a accompli. Oui, l’amour du travail fait voilà bien la première rétribution du travailleur, car ce qu’il a fait, bâti, construit est devenu partie de lui-même. Ce sont ses sueurs, c’est son souffle, c’est sa pensée qui a agi, et c’est son amour qui a stimulé la pensée, et le cœur de l’homme s’attache tellement à l’œuvre qu’ont accomplie ses facultés ou physiques ou intellectuelles, qu’il ne s’en sépare jamais sans un intense regret.

Jean de Brébeuf n’avait donc pu qu’aimer et admirer son œuvre admirable, mais qu’il aimait et admirait en Dieu. Il l’aimait à ce point de ne se lasser jamais de la contempler. À chaque loisir que lui laissait son ministère, ses regards ardents embrassaient le travail accompli durant seize années de labeur pénible et doux à la fois. Il aimait à se rappeler chaque peine, chaque difficulté, chaque souffrance, chaque obstacle combattu et renversé, et sa pensée montait vers Dieu pour le remercier de l’avoir secondé, sûr qu’il était qu’il aurait échoué avec ses seules forces d’homme. En fait, cette œuvre grandiose il l’attribuait à Dieu. Lui n’avait été que l’outil. Seulement, il se réjouissait d’avoir été un instrument fidèle, un serviteur obéissant, et du fait il se rapprochait de plus en plus de Dieu, unique récompense qu’il convoitait.

Mais était-il possible que ces hommes, faits de chair et d’os comme tous les mortels, pussent endurer tant de misères, de tourments et de souffrances de toutes sortes sans jamais se décourager ? Oui, parce que leurs souffrances étaient accueillies comme des joies et des grâces que répandait sur eux le Seigneur. Ils aimaient les souffrances parce que le Rédempteur les avait aimées. Ce n’étaient pas les misères qui s’acharnaient à ces apôtres, c’est eux qui allaient aux misères ; alors pourquoi se seraient-ils lassés, pourquoi se seraient-ils plaint ? L’homme par sa nature faible est porté à maudire ce qui l’importune ou le torture ; le chrétien lui-même se plaint de ses misères et de ses souffrances, encore qu’il sache qu’un Dieu mort pour lui a souffert plus qu’il n’était possible sans se plaindre. Mais si l’homme se plaint et gémit, c’est donc qu’il souffre et qu’il est porté à haïr ses tourments ; et s’il les hait il en subit davantage la torture. Or, ce qui fit la force de ces apôtres, non seule-