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JEAN DE BRÉBEUF

mais cœur d’homme n’éprouva si grande jouissance ! Jamais…

Il se tut brusquement, et vers l’unique fenêtre de la salle il tourna son regard de feu. Une rumeur sourde courait dans le village.

Marie s’était tout à coup dressée, et pâle, agitée, elle tendait ses deux mains tremblantes vers son amant.

— Tu entends ? demanda-t-elle dans un souffle.

— Oui, Marie, répondit sourdement le jeune homme dont tout le corps frémissait. Demeure ici, ajouta-t-il, tandis que je vais aller voir ce qui se passe.

Il sortit rapidement.

Il vit des femmes, des enfants et des vieillards courir précipitamment par les ruelles et jeter des cris sourds. Sur leurs visages on lisait la surprise et l’effroi. Plusieurs couraient vers la palissade du côté de la porte et montaient précipitamment sur les plateformes. D’autres couraient vers la chapelle et la maison du Père Noir. Des guerriers se jetaient des appels rauques, brandissaient des arcs, gesticulaient et montaient aussi sur les plateformes. D’autres guerriers se massaient derrière la porte de la palissade. Puis ceux qui étaient montés sur les plateformes, faisaient tout à coup silence et tenaient leurs yeux étonnés vers la forêt toute proche.

Jean courut à la plateforme placée près de la porte et demanda à ceux qui s’y trouvaient déjà :

— Eh bien ! que voyez-vous ?

À ce moment dans le village s’élevait cet appel angoissé :

— Ekon ! Ekon ! Ekon !…

Jean de Brébeuf, Gabriel Lalemant et Gaspard Remulot accoururent à la plateforme près de la porte.

— Que se passe-t-il donc, mes enfants ? interrogea le missionnaire.

Son regard tomba alors sur Jean Huron et il demeura frappé d’étonnement. Le jeune indien était debout, droit comme une flèche, la tête rejetée en arrière, les yeux en flammes et le poing tendu vers la forêt, et il demeurait ainsi immobile et muet comme une statue.

Femmes, enfants, vieillards demeuraient aussi immobiles, silencieux et tournés vers la forêt.

Un guerrier s’approcha de Jean de Brébeuf et dit d’une voix tremblante :

— Ekon ! une main inconnue est venue arracher le couteau planté dans le cœur de l’aigle !

Le missionnaire comprit.

Voici ce qui s’était passé : un sauvage s’était rendu à la lisière de la forêt pour en rapporter des fagots. Étant passé près du cèdre au tronc duquel Jean Huron avait de son couteau cloué le message de l’Araignée, il avait tout à coup remarqué que le carré d’écorce et le couteau avaient disparu. Saisi d’une superstitieuse épouvante il était revenu au village pour annoncer cette nouvelle. Toute la population avait frémi de crainte, car rien n’impressionnait tant ces êtres ignorants et superstitieux qu’un événement qu’ils ne pouvaient expliquer.

Jean de Brébeuf s’approcha de Jean Huron et lui dit :

— Console-toi, mon enfant, ce n’est qu’une vaine bravade des ennemis des Hurons ; et tant qu’un homme s’adonne à de telles bravades, il n’est pas dangereux !

— Père Noir, dit le jeune homme avec un accent haineux, je veux tuer cet ennemi !

— Tu pardonneras à cet ennemi, mon fils, comme le grand fils de Dieu a pardonné à ses bourreaux !

Le jeune homme baissa la tête sous la parole douce mais autoritaire qui le courbait, qui le domptait.

Puis, s’adressant aux sauvages, Jean de Brébeuf reprit :

— Mes enfants, ce n’est rien. Je crois que c’est ce brave Araignée qui s’amuse dans la forêt, et il n’est pas à craindre. L’ennemi dangereux est celui qui feint de dormir, mais lui court et rôde dans la forêt sans chercher à dissimuler sa trace. Calmez-vous ! Le grand Dieu, notre père à tous, veille et il nous protégera !

Ces paroles encore une fois apaisèrent les esprits, et bientôt le village avait repris son calme habituel.

Jean Huron, silencieux et tête basse, retourna à la cabane de son amante.


CHAPITRE VI

L’APÔTRE ET SON ŒUVRE


Peu après cet incident, le Père Lalemant reprenait le chemin de la bourgade Saint-Ignace, afin de se trouver là le lendemain, dimanche, pour célébrer la sainte messe.