Page:Féron - Jean de Brébeuf, 1928.djvu/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.
12
JEAN DE BRÉBEUF

qu’une composition de nerfs et d’os… il n’en restait plus de chair. Son visage, fortement bruni par les soleils d’été, les vents des lacs et les froids d’hiver, ravagé par les souffrances, conservait une douceur admirable en dépit d’une rudesse acquise dans les besognes pénibles. Sa barbe légèrement grisonnante semblait accentuer cette douceur, de même qu’elle atténuait cette rudesse de ses traits. De ses yeux bruns, très mobiles, s’échappait continuellement un feu vivace et saisissant. Son regard fascinait, hypnotisait. Souvent ce regard avait été pour lui et ses compagnons de voyage une arme défensive et puissante en présence d’ennemis dangereux. Droit, pénétrant, ferme et doux à la fois, le regard de cet homme subjuguait, et le regard astucieux de l’indien n’en pouvait supporter les effluves. On reculait devant ce regard de feu, et l’on n’eût pas osé attaquer de front cet homme prodigieux. Dans la conversation familière la voix de Jean de Brébeuf était suave et persuasive ; mais elle pouvait vibrer et retentir comme un tonnerre dans les échos des monts et des forêts. Et cette voix aussi avait souvent mis en fuite des ennemis implacables.

Sa force physique n’était pas moins redoutée que sa force morale. Il était fort comme un bœuf… comme il l’avouait lui-même avec un sourire candide. À lui seul il soulevait des poids énormes. Un tronc de chêne qui barrait sa route n’était rien : il l’enlaçait de ses bras, le soulevait doucement, puis d’un brusque mouvement le rejetait de côté. Deux hommes de force ordinaire n’auraient pas réussi le tour. De sa hache il abattait des pins énormes sans montrer la moindre lassitude. Dans les portages, au cours de ses excursions parmi les peuplades indiennes, il était infatigable. Il chargeait ses épaules des poids les plus lourds, et, au travers des rochers, parmi les troncs d’arbres renversés qui faisaient des barrières redoutables, dans les marais profonds, il allait gaillardement sans se plaindre jamais de la fatigue. S’il tombait, il se relevait en riant, rechargeait son fardeau et reprenait la route. Il ne s’arrêtait qu’à la prière de ses compagnons harrassés. S’il désirait atteindre un certain point du pays avant la fin du jour, mais que ses compagnons, trop fatigués ne se sentaient pas la force d’atteindre, il ajoutait leur fardeau au sien et, en avant !

Homme de fer !…

Si on voulait lui faire remarquer qu’il donnait trop de son corps, il répliquait en souriant :

— Allons donc ! ne suis-je pas un bœuf bon tout au plus à tracer le premier sillon ?… Eh bien ! marchez dedans et tout ira bien !

Or, ce bœuf n’allait tomber, et tout vigoureux encore, que sous la hache de l’Iroquois, après avoir enduré des tourments corporels sans nom. Il allait mourir, hélas ! alors qu’il ne serait encore qu’au milieu de ses conquêtes !

Quel conquérant tout de même il fut !

Auparavant, de grands hommes, au prestige formidable, avaient conquis des pays par le fer et le feu ; les soldats de Jésus, ignorés des foules, inconnus des mondes, sans renommée comme sans prestige, s’étaient mis à conquérir uniquement par la parole et la prière !

Des Colomb, des Cartier, des Champlain étaient venus prendre des terres au nom du Roy ; ces soldats de Jésus, armés seulement de la Foy étaient venus prendre ces terres au nom du Christ !

Les premiers avaient la foudre en mains, et pourtant avec cette force et ce pouvoir ils n’avaient réussi qu’à prendre des terres ; ces apôtres prenaient des terres et des peuples avec seulement la Croix et la Parole de Dieu !

Les uns venaient planter le drapeau du Roy ; eux venaient planter la Croix ! Parfois le drapeau tombait ; la Croix, jamais ! Elle demeurait ! Et si les terres conquises par l’épée échappaient à l’épée, la Croix se chargeait de les reconquérir, et partout elle demeurait vainqueur et maîtresse !

Ah ! oui, que ces Brébeuf, ces Jogues, ces Chabanel, ces Daniel, ces Garnier, ces Lalemant, ces Marquette furent de grands conquérants et de grands apôtres ! Ils ont couvert de leur robe noire tout un continent ! Toutes les forêts ont frémi au son de leur voix, et toutes se sont émues à la douceur de leur parole ! Tous les monts ont tressailli sous leurs pas, et leur grandeur a paru moins grande devant la leur ! Et les fleuves, les rivières, les lacs, qui ressemblaient à des mers, ont de ces hommes d’élite et de foi dans le miroir de leurs ondes, conservé l’image ! Trois siècles se seront bientôt écoulés, et cette terre d’Amérique n’a pas oublié le passage de ces hommes en