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peuvent se croiser, jamais les eaux. Encore moins une rivière oserait-elle couper le corps d’un grand fleuve ! »

Et le Danube leur barra le chemin, comme on le voit.

C’est alors que le Sereth, furieux, se mit en devoir d’élargir son lit. Il égala celui du Danube, le dépassa même, dans son désir de porter sa maîtresse, droit vers cette mer qui baigne des rivages aux fruits d’or.

Mais la lutte était trop inégale, trop géante la taille du vieux fleuve. Sereth et Bistritsa, bien qu’ils formassent un seul corps, furent vaincus. Le Danube les engloutit tous deux.

N’empêche, c’est grâce à leurs ébats passionnés que nous, « ceux de l’Embouchure », jouissons aujourd’hui d’une terre comme il en est peu, parce que c’est ici qu’ils se sont aimés le plus, avant de livrer leur jeune âme à ce grognon de Danube qui rafle tout ce qu’il rencontre sur son chemin.

Il est vrai : parfois nous payons cher l’abondance qu’ils nous ont léguée. Les deux amants ne se sont pas résignés à un renoncement définitif. Et une fois par décade, ils se souviennent de leur rêve de jadis, se déchaînent indomptables, à une allure d’ouragan que rien ne peut contenir. Alors nous sommes balayés, comme des vauriens, avec nos frusques, notre bétail, nos poulaillers, chiens, chats, pourceaux et misère. De nos récoltes, plus trace. De nos chaumières, seuls les toits émergent. Notre Embouchure disparaît sous une nappe d’eau qui va du plateau de Braïla à celui de Galatz, au-dessus desquels nous allons construire nos huttes et attendre que s’apaise la colère de nos amoureux.

Puis, quand tout est rentré dans l’ordre, tout n’est que ruine, mais aussi, tout est plus neuf, bien plus neuf qu’auparavant, car la colère de l’amour est toujours féconde.