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Mais, là, dans la balta infinie, il n’y a pas d’œil humain qui puisse voir cet homme, ni d’oreille humaine qui puisse entendre son joyeux gémissement. C’est l’empire de la naturelle Indifférence. La fraternité de la papoura, celle du stouff te saisissent de terreur : c’est froid, gluant, et leurs embrassements te scarifient les mains et le visage.

Tout est glacial, humide, hostile. On ne sait pas ce qui se passe à une longueur de fourche. Tu abats, tu avances, tu fais des vides et des fagots, pendant que ta semelle craque, en s’enfonçant dans la vase riche de sang terrestre ; pendant que mille lianes, serpents plats et visqueux, t’entourent le cou, se glissent entre la peau et l’iberbok.

Puis, tu t’égares. Si le ciel est couvert, tu ne sais plus de quel côté se trouve le village. Car la terre tourne surtout autour de l’homme ; de l’homme seul au monde, plus particulièrement, pour qu’il se rende mieux compte de sa solitude. Mais l’homme est plus fort que la terre et que la solitude. Il vient de plus loin, de plus haut. Et il en a le souvenir, qui s’exprime par un sursaut, semblable à celui de l’immensité végétale qui l’entoure et qui bondit sous le choc de sa sève.

Seul, assis sur un fagot, il roule alors une cigarette et pense à son foyer, où les siens l’attendent pour le débarrasser de ses guenilles, pour laver ses pieds et lui dire que la vache a mis bas un mignon petit veau. Cela lui fait tout de suite retrouver la direction du village.

Non, on n’est pas perdu sur la terre. On l’est encore moins dans l’embouchure du Sereth, où il y a des gens qui aiment le désir et une balta pleine d’histoires, qui l’entretient pour eux.