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conscience s’éveillait. Mais ne dois-je pas établir à ma façon le bilan de ces vingt années ? expliquer pourquoi, comment, je pus en tirer un « profit » ?

Des souvenirs joyeux ? Au repos, le soir venu, ceux qui n’étaient pas de garde ni de corvée pouvaient gagner le bistrot de l’endroit, se saouler, chanter, mais comment appeler joie ces éclatements de vie brutaux ? Comment appeler plaisirs les distractions qu’on nous offrait : théâtre aux armées, discours de grands personnages, et même ces fameuses permissions dites de détente ? Oui, on ne manquait pas de nous encourager à rire ; pour « remonter notre moral », on nous servait les plaisanteries les plus fines de l’esprit gaulois, on allait jusqu’à la grivoiserie — le troupier a toujours aimé les femmes, le vin et le tabac, nous entrions dans la tradition ! Cédais-je à ma nature ? Je ne voyais dans toutes ces manifestations que manœuvres honteuses. Au surplus, en octobre 1918, je n’ai pas connu l’enthousiasme. Nous étions alors dans les Ardennes, brumeuses et mornes, et approchions de la frontière belge. Notre seule pensée était d’échapper à la mort, jamais nous n’avions été si prudents, jamais nous n’avions eu tant souci de notre pauvre vie. Pour moi, l’affaire se termina de façon inattendue : je fus envoyé à Vertus pour suivre un cours de radiotélégraphiste, quelques jours avant l’armistice.

Je n’ai pas assisté à l’entrée des troupes françaises à Strasbourg, à Metz, participé au défilé triomphal à Paris. Voilà de beaux souvenirs qui me manquent ! Les journaux m’ont permis d’en ramasser les bribes. Notre groupe, au cours de l’hiver 1918-1919, voyageait. Il y avait crise de transport, paraît-il, et nous nous rendions en Rhénanie par étapes. Le voyage dura plus d’un mois. Le froid, la pluie, la neige, la fatigue, ces misères nous parurent insignifiantes auprès de celles du front. Nous pouvions, alors, répéter avec force : « Nous vivrons ! ». Beaucoup parlaient de leur démobilisation, un vent