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ne connaît pas le danger. Pardi, le bougre d’arbico eut tout le temps de l’ajuster : le coup part et nous voyons le lieutenant tomber de cheval, les bras étendus. Nous galopons de ce côté, et, tandis que je mets pied à terre, les camarades tombent sur l’arbi qui essayait de s’ensauver dans les broussailles. C’est vrai qu’il a été haché en morceaux ; mais ça n’a pas fait revenir mon pauvre lieutenant.

« Quand je lui dégrafai son spencer pour me rendre compte de la blessure, il me regarda :

— « C’est fini, mon pauvre La Douceur, qu’il me dit. Dans mon tiroir, à Oran, il y a une lettre pour le colonel… et une autre que tu remettras en mains propres…

« Vous savez, Madame, moi, je ne suis pas bien capon. J’ai estourbi dans ma vie peut-être vingt arbicos sans flancher ; j’ai vu tomber bougrement de camarades à côté de moi sans seulement ciller ; mais, quand mon pauvre lieutenant s’est mis à battre de la paupière et que j’ai vu le sang lui venir à la bouche comme de l’écume, le cœur m’a failli… Que voulez-vous ! Je tenais sa main, et, lorsque après un petit triboulement, il n’a plus bougé, nom de Dieu ! je me suis mis à pleurer… »

Et le vieux soldat passa le revers de sa main sur ses yeux humides.

— Pour vous finir, nous l’avons plié dans ses burnous et nous l’avons ramené à La Maghnia, attaché sur son cheval avec des cordes à fourrage. Le lendemain, il a été enterré dans le petit cimetière, à côté de la redoute, devant tout l’escadron ; et, nous autres, de son peloton, nous lui avons fait les honneurs à coups de fusil dans la fosse… »

Il y eut un long silence. Valérie, penchée sur la table, avait les mains devant ses yeux, comme pour ne pas voir l’horrible réalité.