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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tude de M. Bouglé. Si le parti qui lançait l’anathème à la notion de liberté, et qui en faisait l’erreur mortelle du monde moderne, en est venu à ne pouvoir se défendre qu’à l’aide de l’idée de liberté, je crois que c’est un gain, et non une menace pour l’idée de liberté. Je ne me soucie pas que ce soit tactique, et non conviction sincère. C’est là un fait nouveau dans l’histoire du catholicisme français ; et si ses défenseurs sont seulement intéressés pendant un siècle à invoquer la liberté comme salutaire à leur Église, il est possible qu’au bout d’un siècle ils soient aussi bons citoyens d’une démocratie libérale, aussi sincèrement attachée à La liberté générale que les catholiques américains.

Comprenons donc bien que la liberté de penser, la liberté de parler ou d’écrire, la liberté de suffrage étant sauves, tout est sauf. Comprenons aussi que l’intérêt de la conservation de la liberté générale peut conduire à tracer diversement selon les temps, et selon la conscience de chaque génération, les limites des libertés particulières. La société, les pouvoirs législatif et exécutif qui la représentent et qu’elle révoquera, s’ils ne la représentent pas loyalement, peuvent prendre ou provisoirement ou définitivement (ce qui n’est à tout prendre qu’un provisoire plus long) des mesures pour la préservation ou de la liberté générale ou de certaines libertés particulières : et ces mesures, je ne sais ce qu’elles seront, si elles ne sont pas des restrictions de la liberté des individus ou des groupes d’où venait le péril. La société a le droit de défendre son principe et de prévoir par où et par qui il peut être menacé : il serait trop tard, pour défendre la liberté, et bien naïf ou bien coupable, d’attendre qu’on en eût constaté l’oppression.

Mais tout cela, ce sont des contingences historiques dont il n’y a pas à parler ici, La discussion des mesures particulières relève de la politique pratique et non de la philosophie politique. Je me contenterai d’indiquer une idée que j’estime importante : c’est qu’il y a une différence essentielle entre individualisme et libéralisme que l’on confond parfois. L’individualisme, c’est le règne des forts, la splendeur de la liberté des forts. Sous les regards bienveillants de l’État, chacun se fait sa part, bouscule, écrase, attrape ce qu’il peut. Je vois bien ainsi qu’il y aura des libertés triomphantes : mais combien y en aura-t-il d’opprimées ? Et l’État ne sera pas vraiment neutre : la force de l’État sera employée par quelques-uns, pour se tailler une part plus grosse. Le libéralisme, c’est l’égalité des libertés :