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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

aussi de l’espace un, est bien plutôt dans l’esprit que dans le sens, et l’on ne voit pas pourquoi l’insecte, parce qu’il a des yeux à facettes, serait conduit à une autre géométrie que la nôtre. Car, pour expliquer la relation que nous saisissons par exemple entre la vue et le toucher, et que nous appelons le lieu, il n’est pas nécessaire de supposer autre chose que ceci, c’est à savoir que l’objet ne puisse pas changer de lieu par rapport à l’être qui perçoit, sans qu’un changement quelconque se produise selon une règle dans les sensations de cet être. Or cette condition est aussi bien remplie par l’œil multiple de l’insecte que par l’œil humain, et l’on peut supposer d’autres structures de sens, et aussi des lois de transmission autres que celles de la lumière, sans que le problème philosophique de la perception soit modifié. La célèbre comparaison de Descartes, lorsqu’il parle du bâton de l’aveugle, est toujours bonne et résume tous les cas possibles ; le bâton peut avoir n’importe quelle forme, et agir sur nous de telle façon que l’on voudra ; pourvu qu’il y ait une règle en tout cela, la liaison que l’être percevant établira entre ses sensations sera toujours direction, distance et situation, et toujours la nécessité de connaître le tout de la nature avant ses parties déterminera l’étendue des choses d’abord par des droites, et fondera la même géométrie naturelle, pourvu que l’on admette seulement que le deux ne peut être connu avant l’un, ni le courbe avant le droit ; Platon n’en demandait pas plus, et telle est sans doute la loi suprême que nous appelons la Raison.

Ainsi, à mesure que nous examinerons toutes les questions en philosophes, c’est-à-dire quand nous étudierons chaque chose comme pensée en nous demandant comment elle peut être pensée, nous arriverons à comprendre de mieux en mieux que le monde dans lequel nous vivons est pénétré de raison, ou que l’esprit est immanent à la nature, affirmations aussi vieilles que la philosophie elle-même, mais qui ne sont après tout que des mots pour le lecteur, tant qu’il ne les a pas retrouvées lui-même, à grand’peine, dans la nature des choses. C’est ainsi qu’il arrive aux nouveaux sceptiques, et principalement aux plus jeunes d’entre eux, d’opposer au monde abstrait que construit la science, le monde concret, le monde réel où nous devons vivre, nous vivants ; ils nous demandent, au nom des nécessités de l’action, de sacrifier les idées à la nature des choses, et ils prennent pour accordé que la nature des choses est réellement, pour un homme vivant et pensant, l’abstraction d’Héraclite et de