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E. CHARTIER. — L’IDÉE D’OBJET.

quoi les objets que je vois dans le miroir sont identiques pour moi aux objets que je vois directement ; ce que je connais, quand je vois un objet dans un miroir, c’est que si je marchais dans telle direction, en faisant à peu près tel nombre de pas, et si j’étendais la main, j’éprouverais telles impressions tactiles ; et c’est cette anticipation de mes impressions tactiles que j’appelle l’image visuelle. Aussi, quand je dis que les images des objets dans le miroir sont trompeuses, je veux dire qu’en marchant et en étendant la main je ne trouve pas sous mes doigts ce que j’attendais. L’image visuelle, dans le miroir et dans tous les cas, est donc une règle pour toucher tel objet, c’est-à-dire pour éprouver telle impression tactile. Cette règle détermine des mouvements de mes jambes et de mes bras, c’est-à-dire la position de l’objet : connaître la position d’un objet, c’est connaître les mouvements que j’ai à faire pour l’atteindre.

Mais, dira-t-on, la connaissance d’une telle loi suppose avant elle la connaissance des objets. Non, car l’objet, ainsi qu’il vient d’être expliqué, n’est rien de plus que cette loi même. On retrouve ici, sous une forme peut-être plus claire, le paradoxe de Kant : l’espace est antérieur aux choses. Il m’est impossible de tirer la notion du lieu d’un objet de la connaissance préalable de cet objet, puisque cet objet n’est objet que par quelque connaissance du lieu. Si donc je me demande quelle est, dans une histoire théorique de ma pensée, la première idée d’un objet, je suis obligé de dire que cette première idée c’est l’idée de tout l’Univers, sans aucune notion d’objet déterminé, c’est-à-dire l’idée d’un lieu indéterminé, d’un espace vide et indéfini. Il faut, en d’autres termes, qu’avant toute idée d’un objet, j’aie l’idée d’une loi qui unit toutes mes sensations possibles à tous mes mouvements possibles. C’est dans cette loi, en quelque sorte, que je distinguerai d’autres lois ; c’est dans le tout de l’Univers que j’arriverai à discerner des objets.

Ces remarques ne sont pas d’un petit intérêt si nous voulons comprendre les propriétés de l’Espace des géomètres, comme aussi l’identité de cet espace et de l’espace où sont les choses pour nous. Car le géomètre, lorsqu’il construit et complique peu à peu des figures dans l’espace, ne fait que refaire un travail que toute pensée a nécessairement fait et qui est impliqué dans toute perception. Il faut que j’aie d’abord la notion du lieu vide ; c’est là-dedans que je cherche ensuite des objets, c’est-à-dire des relations déterminées entre telles sensations et d’autres. Et cela permet de comprendre