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H. POINCARÉ. — SUR LA VALEUR OBJECTIVE DE LA SCIENCE.

Supposons qu’une cerise et un coquelicot produisent sur moi la sensation et sur lui la sensation et qu’au contraire une feuille produise sur moi la sensation et sur lui la sensation . Il est clair que nous n’en saurons jamais rien ; puisque j’appellerai rouge la sensation et vert la sensation , tandis que lui appellera la première vert et la seconde rouge. En revanche ce que nous pourrons constater c’est que, pour lui comme pour moi, la cerise et le coquelicot produisent la même sensation, puisqu’il donne le même nom aux sensations qu’il éprouve et que je fais de même.

Les sensations sont donc intransmissibles, ou plutôt tout ce qui est qualité pure en elles est intransmissible et à jamais impénétrable. Mais il n’en est pas de même des relations entre ces sensations.

À ce point de vue, tout ce qui est objectif est dépourvu de toute qualité ; et n’est que relation pure. Je n’irai certes pas jusqu’à dire que l’objectivité ne soit que quantité pure (ce serait trop particulariser la nature des relations en question), mais on comprend que je ne sais plus qui se soit laissé entraîner à dire que le monde n’est qu’une équation différentielle.

Tout en faisant des réserves sur cette proposition paradoxale, nous devons néanmoins admettre que rien n’est objectif qui ne soit transmissible, et par conséquent que les relations entre les sensations peuvent seules avoir une valeur objective.

On dira peut-être que l’émotion esthétique, qui est commune à tous les hommes, est la preuve que les qualités de nos sensations sont aussi les mêmes pour tous les hommes et par là sont objectives. Mais si l’on y réfléchit, on verra que la preuve n’est pas faite ; ce qui est prouvé, c’est que cette émotion est provoquée chez Jean comme chez Pierre par les sensations auxquelles Jean et Pierre donnent le même nom ou par les combinaisons correspondantes de ces sensations ; soit que cette émotion soit associée chez Jean à la sensation que Jean appelle rouge, tandis que parallèlement elle est associée chez Pierre à la sensation que Pierre appelle rouge ; soit mieux parce que cette émotion est provoquée, non par les qualités mêmes des sensations, mais par l’harmonieuse combinaison de leurs relations dont nous subissons l’impression inconsciente.

Telle sensation est belle, non parce qu’elle possède telle qualité, mais parce qu’elle occupe telle place dans la trame de nos associations d’idées, de sorte qu’on ne peut l’exciter sans mettre en