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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

science ne réussissait pas, elle ne pourrait servir de règle d’action ; d’où tirerait-elle sa valeur ? De ce qu’elle est « vécue », c’est-à-dire de ce que nous l’aimons et que nous croyons en elle ? Les alchimistes avaient des recettes pour faire de l’or, ils les aimaient et avaient foi en elles, et pourtant ce sont nos recettes qui sont les bonnes, bien que notre foi soit moins vive, parce qu’elles réussissent.

Il n’y a pas moyen d’échapper à ce dilemme ; ou bien la science ne permet pas de prévoir, et alors elle est sans valeur comme règle d’action ; ou bien elle permet de prévoir d’une façon plus ou moins imparfaite, et alors elle n’est pas sans valeur comme moyen de connaissance.

On ne peut même pas dire que l’action soit le but de la science ; devons-nous condamner les études faites sur l’étoile Sirius, sous prétexte que nous n’exercerons probablement jamais aucune action sur cet astre.

À mes yeux au contraire, c’est la connaissance qui est le but, et l’action qui est le moyen. Si je me félicite du développement industriel, ce n’est pas seulement parce qu’il fournit un argument facile aux avocats de la science ; c’est surtout parce qu’il donne au savant la foi en lui-même et aussi parce qu’il lui offre un champ d’expérience immense, où il se heurte à des forces trop colossales pour qu’il y ait moyen de donner un coup de pouce. Sans ce lest, qui sait s’il ne quitterait pas terre, séduit par le mirage de quelque scholastique nouvelle, ou s’il ne désespérerait pas en croyant qu’il n’a fait qu’un rêve ?

§ 3. — Le fait brut et le fait scientifique.

Ce qu’il y avait de plus paradoxal dans la thèse de M. Le Roy, c’était cette affirmation que le savant crée le fait ; c’en était en même temps le point essentiel et c’est un de ceux qui ont été le plus discutés.

Peut-être, dit-il (je crois bien que c’était là une concession), n’est-ce pas le savant qui crée le fait brut ; c’est du moins lui qui crée le fait scientifique.

Cette distinction du fait brut et du fait scientifique ne me paraît pas illégitime par elle-même. Mais je me plains d’abord que la frontière n’ait été tracée ni d’une manière exacte, ni d’une manière