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Le brigadier Frédéric.

au moins la grand’mère eut un peu de lait matin et soir, cela lui prolongea l’existence ; mais après tant de secousses, la pauvre vieille était bien affaiblie ; elle tremblait comme une feuille et ne quittait plus le lit, rêvant toujours, murmurant des prières, parlant de Bruat, son mari, du grand-père Duchêne, de tous les anciens qui lui revenaient en mémoire. Marie-Rose filait auprès d’elle et veillait bien avant dans la nuit, écoutant sa respiration pénible et ses plaintes.

Moi, seul dans la chambre à côté, près des petites fenêtres où s’entassait la neige, les jambes croisées, la pipe éteinte entre les dents, songeant à toutes ces injustices, à tous ces vols, à ces abominations qui se suivaient de semaine en semaine, je commençais à perdre ma confiance dans l’Éternel ! Oui, c’est triste à penser ; mais à force de souffrir, je me disais que parmi les hommes beaucoup représentent les moutons, les oies, les dindons, destinés à nourrir les loups, les renards et les éperviers, qui se gobergent à leurs dépens. Et je poussais l’indignation jusqu’à m’écrier en moi-même, que notre sainte religion avait été inventée par des malins, !