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Le brigadier Frédéric.

leurs petits, les pauvres bêtes maigrissent quelques jours, puis elles oublient, et tout est effacé… Mais, nous autres, nous ne pouvons pas oublier ; plus le temps marche, plus nous reconnaissons notre misère, plus nous voyons de choses tristes, que nous n’avions pas senties dans le premier moment : l’injustice, la mauvaise foi, l’égoïsme, tout grandit devant nos yeux, comme les ronces et les épines.

Enfin, puisque tu désires savoir comment je suis arrivé dans ce taudis, au fond de la Villette, et la manière dont j’ai passé ma vie jusqu’à présent, je ne refuserai pas de te répondre.

Tu pourrais interroger bien d’autres gens, des employés de toute sorte, des ouvriers, des paysans émigrés de là bas, toutes les masures de la Chapelle et de la Villette en sont pleines. Je me suis laissé dire qu’il en est parti plus de deux cent mille ! C’est possible ; au moment où je quittais le pays, toutes les routes en étaient déjà couvertes.

Mais ces choses, tu les sais aussi bien que moi ; je vais donc te parler de ce qui me regarde seul, en commençant par le commencement ; c’est le plus simple.