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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

— Je te présente M. le docteur Mathéus, du Graufthal, qui revient du Nideck.

— Ah ! fit le procureur en mêlant les cartes, monsieur vient des ruines du Nideck ! alors il a dû passer par Haslach ? »

Maître Frantz crut tomber à la renverse, heureusement sa langue se mit à aller pour ainsi dire d’elle-même et répondit :

« Pardon, monsieur le procureur, j’ai pris par la montagne.

— Ah ! c’est fâcheux, nous aurions pu vous demander quelques renseignements utiles, » fit maître Kitzig.

Puis il distribua les cartes et la partie commença. Quelle position pour maître Frantz ! au moment de remporter le plus magnifique triomphe oratoire et de proclamer le système, être forcé de se taire, de renier la doctrine, de se cacher comme un coupable ! Car plus il songeait à se dénoncer, plus ses instincts naturels s’y opposaient avec une force invincible ; son estomac se serrait, et dans sa douleur il se disait : « Ô pauvre Mathéus ! pauvre Mathéus ! à quelle extrémité te vois-tu réduit ! Aller aux galères à ton âge ! Pauvre Mathéus ! Quelle faute a pu te mériter un si triste sort ? N’as-tu pas sacrifié ton repos, tes plus chères affections pour le bonheur du genre humain ? Pauvre Mathéus ! » Et son cœur pleurait, et tout gémissait en lui… et pourtant il n’avait pas la force de se dénoncer… il avait peur !

Et quand, après le premier tour, maître Kitzig, d’un air distrait, lui dit qu’il avait dû nécessairement passer par Haslach, puisque le chemin du Nideck aboutit derrière ce village, il le nia de nouveau, il le nia avec force, disant qu’il avait passé derrière le Schnéeberg, faisant la description mensongère de la route et des beautés de la nature, décrivant un immense circuit autour de Tiefenbach, et généralement de tous les endroits qu’il avait parcourus.

« Vous avez pris un chemin bien long, » remarqua le procureur ; puis la partie continua sans interruption.

De temps en temps maître Kitzig faisait quelque réflexion caustique sur la difficulté des chemins de la montagne, sur les dangers de prêcher des doctrines nouvelles, et l’illustre philosophe frissonnait jusqu’à la moelle des os.

Ainsi se passa cette soirée, qui devait décider de la gloire éternelle de Frantz Mathéus, du progrès de la civilisation et du bonheur des races futures : elle se passa dans les transes les plus cruelles.

Et tandis que la joie s’animait autour du bonhomme, tandis que le noble baron de Pipelnaz s’épanouissait dans son orgueil, et que tous ces êtres vulgaires se berçaient des plus riantes espérances ; lui, si bon, si juste, si bienveillant, il ne songeait qu’à la fuite, il voulait aller doter l’Amérique des trésors de sa science ! « Là, pensait-il, les doctrines sont libres ; on n’a pas à craindre les procureurs et les gendarmes ; chacun peut faire des miracles à son aise ! »

Minuit venait de sonner et déjà bon nombre des habitués du casino s’étaient retirés, lorsque le procureur Kitzig se leva, et, regardant l’illustre docteur :

« Assurément, mon cher monsieur, lui dit-il, vous faites erreur ; vous avez dû joindre le chemin de Saverne derrière Haslach et traverser ce village ! »

Frantz Mathéus, comme transporté d’indignation, affirma pour la troisième fois, avec serment, qu’il ne savait pas ce qu’on voulait dire et qu’il n’avait jamais passé par là !

Son émotion n’aurait pas manqué de le trahir, s’il n’avait eu la plus honnête figure du monde ; mais comment supposer que ce bon papa Mathéus, docteur au Graufthal, était ce terrible réformateur, ce grand coupable, qui avait conçu l’audacieux dessein d’ébranler l’univers ? Une telle idée ne pouvait entrer dans la tête de personne ; aussi maître Kitzig se contenta de rire de son exaltation singulière, et lui souhaita le bonsoir.

Alors M. le pasteur et maître Frantz sortirent les derniers, et quand ils furent dans la rue, le bonhomme, comprenant sa faiblesse, se mit à pleurer. M. le pasteur avait beau le consoler par des paroles bienveillantes, il ne pouvait se pardonner à lui-même, et si son hôte ne l’eût soutenu, il n’aurait pu faire un pas, tant les sanglots l’étouffaient et agitaient tous ses membres.


XIX


Lorsque Frantz Mathéus et le pasteur arrivèrent à la maison, tout le monde était endormi. M. le pasteur, laissant Mathéus sur le seuil de la grande salle, entra seul dans la cuisine et revint au bout de quelques minutes avec de la lumière.

Un calme étrange avait remplacé l’agitation du bonhomme ; il suivit machinalement son hôte, qui le conduisit au premier étage, dans une petite chambre à coucher donnant sur le jardin du presbytère.