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LA COMÈTE



L’année dernière, avant les fêtes du carnaval, le bruit courut à Hunebourg quelemonde allait finir. C’est le docteur Zacharias Piper, de Colmar, qui répandit d’abord cette nouvelle désagréable ; elle se lisait dans le Messager boiteux, dans le Parfait chrétien et dans cinquante autres almanachs.

Zacharias Piper avait calculé qu’une comète descendrait du ciel le mardi-gras, qu’elle aurait une queue de trente-cinq millions de lieues, formée d’eau bouillante , laquelle passerait sur la terre, de sorte que les neiges des plus hautes montagnes en seraient fondues, les arbres desséchés et les gens consumés.

Il est vrai qu’un honnête savant de Paris, nommé Popinot, écrivit plus tard que la comète arriverait sans doute, mais que sa queue serait composée de vapeurs tellement légères, que personne n’en éprouserait le moindre inconvénient ; que chacun devait s’occuper tranquillement de ses affaires ; qu’il répondait de tout.

Cette assurance calma bien des frayeurs.

Malheureusement, nous avons à Hunebourg une vieille fileuse de laine, nommée Maria Finck, demeurant dans la ruelle des Trois-Pots. C’est une petite vieille toute blanche, toute ridée, que les gens vont consulter dans les circonstances délicates de la vie. Elle habite une chambre basse, dont le plafond est orné d’œufs peints, de bandelettes roses et bleues, de noix dorées et de mille autres objets bizarres. Elle se revêt elle-même d’antiques falbalas, et se nourrit d’échaudés, ce qui lui donne une grande autorité dans le pays.

Maria Finck, au lieu d’approuver l’avis de l’honnête et bon M. Popinot, se déclara pour Zacharias Piper, disant :

« Convertissez-vous et priez ; repentez vous de vos fautes et faites du bien à l’Église, car la fin est proche, la fin est proche ! »

On voyait au fond de sa chambre une image de l’enfer, où les gens descendaient par un chemin semé de roses. Aucun ne se doutait de l’endroit où les menait cette route ; ils marchaient en dansant, les uns une bouteille à la main, les autres un jambon, les autres un chapelet de saucisses. Un ménétrier, le chapeau garni de rubans, leur jouait de la clarinette pour égayer le voyage ; plusieurs embrassaient leurs commères, et tous ces malheureux s’approchaient avec insouciance de la cheminée pleine de flammes, où déjà les premiers d’entre eux tombaient, les bras étendus et les jambes en l’air.

Qu’on se figure les réflexions de tout être raisonnable en voyant cette image. On n’est pas tellement vertueux, que chacun n’ait un certain nombre de péchés sur la conscience, et personne ne peut se flatter de s’asseoir tout de suite à la droite du Seigneur. Non, il faudrait être bien présomptueux pour oser s’imaginer que les choses iront de la sorte ; ce serait la marque d’un orgueil très-condamnable. Aussi la plupart se disaient :

« Nous ne ferons pas le carnaval ; nous passerons le mardi-gras en actes de contrition. »

Jamais on n’avait vu rien de pareil. L’adjudant et le capitaine de place, ainsi que les sous-officiers de la 3e compagnie du *** en garnison à Hunebourg, étaient dans un véritable désespoir. Tous les préparatifs pour la fête, la grande salle de la mairie qu’ils avaient décorée de mousse et de trophées d’armes, l’estrade qu’ils avaient élevée pour l’orchestre, la bière, le kirsch, les bischofs qu’ils avaient commandés pour la buvette, enfin tous les rafraîchissements allaient être en pure perle, puisque les