Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
52
L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

— Au contraire, Melchior, je vous regarde comme les plus honnêtes gens de l’univers ; seulement vous avez les doigts crochus, et malgré vous-mêmes il y reste toujours quelque chose. »

Mathéus s’approcha lentement, et promenant ses regards sur les zigeiners :

« Semblable au vertueux Aristide, dit-il d’un ton grave ; en butte à la haine des partis et victime de l’ingratitude de mes concitoyens, je viens m’asseoir au foyer d’une nation étrangère, et réclamer de vous les droits sacrés de l’hospitalité… Heureux celui qui vit dans la solitude, en face de ce ciel immense, de ces forêts sans bornes. Il n’y voit point le vice triomphant et la vertu humiliée ; son cœur n’est pas corrompu par l’égoïsme, ni desséché par l’envie ! Bienheureux surtout celui qui croit à la justice éternelle, il ne sera point trompé : il recevra le prix de ses travaux, de son courage, de sa vertu ! »

Ainsi parla le bonhomme, puis il s’assit auprès du feu et parut se perdre dans un abîme de méditations.

Les zigeiners émerveillés se regardaient l’un l’autre, et se demandaient entre eux quel était cet homme et ce qu’il voulait dire.

Coucou Peter se mit alors à leur raconter les pérégrinations lointaines de l’illustre philosophe, et les vicissitudes de son voyage ; mais ils ne pouvaient rien y comprendre.

Pfifer-Karl, le trombone, disait :

« Que veut-il ? Pourquoi court-il le monde ? Puisqu’il a sa maison, ses terres et tout ce qu’il lui faut, pourquoi ne reste-t-il pas chez lui ? Ou, s’il aime les voyages, pourquoi ne vend-il pas une de ses terres pour payer les aubergistes ? »

Ces braves gens ne comprenaient pas non plus ce que c’était qu’un prophète ; ils riaient des explications de Coucou Peter, et comme l’illustre docteur ne bougeait pas de sa place et ne pouvait les entendre, Coucou Peter finit par en rire lui-même.

« Ah ! ah ! ah ! gueux de Pfifer-Karl, dit-il en frappant sur l’épaule du trombone, tu n’es pas bête ; ce n’est pas toi qui t’en irais travailler pour les générations futures ! Ah ! ah ! ah ! c’est une drôle d’idée tout de même. »

Les bohémiens l’engageaient beaucoup à reprendre son violon, pour venir avec eux à la foire ; ils avaient fait plus d’un tour avec Coucou Peter en Alsace, et savaient qu’il était bien reçu partout. Mais il ne voulut pas abandonner la doctrine.

« Non, dit-il, je suis prophète et je reste prophète ; il y a bien assez longtemps que je fais de la musique. Et puis, si j’apprenais plus tard qu’un autre a pris ma place de grand rabbin, je m’arracherais les cheveux de désespoir. Non, non, il faut qu’on parle de moi ; je veux que le nom de Coucou Peter soit comme celui de Pythagoras !

— Quand il y a un fou quelque part, dit Pfifer-Karl, on en parle plus que de tous les gens sensés du pays.

— Oui, répondit Coucou Peter en riant. Mais les fous d’une nouvelle espèce sont rares. C’est comme les moutons à six pattes : on les nourrit bien, on les montre pour de l’argent et on mène tondre les autres. Je voudrais avoir une jambe au milieu du dos ; ma fortune serait faite, on viendrait me voir du bout du monde. »

Cependant la marmite fumait toujours et commençait à répandre une odeur assez agréable. On se rapprocha du feu, et Nachtigall ayant lavé son écuelle à la source voisine, l’offrit à Coucou Peter. Il la refusa, disant qu’il avait trop bien dîné pour boire du bouillon aux carottes. Mathéus se retira du cercle et dit qu’il avait sommeil : ces vieilles croûtes de pain qui nageaient dans l’eau claire ne tentaient pas son appétit.

La nuit était profonde. Coucou Peter alluma sa pipe et regarda les zigeiners manger leur pitance : l’écuelle passait de main en main, chacun y buvait à son tour.

Quant à maître Frantz, il alla s’étendre sur les bruyères. Longtemps le bonhomme promena ses regards dans la vallée ténébreuse ; il prêtait l’oreille au grondement lointain d’une chute d’eau, qui parfois semblait se taire, puis se ranimait lentement comme le bruit d’un orage. La vallée tout entière répondait à cette voix solennelle ; les feuilles s’agitaient, les oiseaux gazouillaient, les sapins balançaient leurs cimes noires.

Tout à coup un jeune zigeiner se mit à chanter un chant de la montagne, un chant qui disait :

« En route, bohémiens, en route… voici… voici… le soleil qui monte derrière les bois ! Prends ton sac et suis la grande allée d’arbres qui mène au village… Elle est longue, l’allée du village ; il faut partir de bonne heure pour arriver matin. »

Cette voix d’enfant fuyait dans l’immense vallée, les échos y répondaient bien loin, bien loin, d’un accent plus tendre. Quelques femmes se réunirent à l’enfant ; elles s’assirent près du feu, les mains jointes autour des genoux, et se mirent à chanter en chœur ; puis les hommes se mêlèrent au chant, qui se ranimait toujours ainsi : « En route, bohémiens, en route ! »

Insensiblement la tête de Mathéus s’inclina,