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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

baptiste Pelsly et M. le maire en écharpe tricolore : c’était un grand tumulte.

Enfin, sur l’ordre de M. le maire, on fit silence et Jacob Fischer exposa l’affaire.

« Ces gens-ci, dit-il, me doivent le loyer du hangar ; ils me doivent quatre dîners à quarante sous et deux picotins d’avoine : cela fait douze francs. S’ils partent… d’où sont-ils ? je n’en sais rien… Coucou Peter n’a jamais le sou. Je demande que le cheval reste en gage. »

Mathéus répondit :

« De tout temps les prophètes sont en possession de manger et de boire chez leurs hôtes, qui s’estiment heureux de leur faire bon accueil, et quand on leur ferme la porte, ils secouent la poussière de leurs souliers et s’en vont, ailleurs. Et je dis que ces hommes durs sont bien à plaindre : il vaudrait mieux pour eux n’être jamais venus au monde, ils n’affligeraient point nos regards par le spectacle de leurs iniquités. »

Malgré ces paroles éloquentes, M. le maire et Jacob Fischer ne paraissaient pas convaincus ; au contraire, l’aubergiste énumérait sa note :

« Tant pour le cheval, tant pour l’illustre philosophe et son disciple, tant pour les invités, en tout douze francs ! »

M. le maire, voyant que le tumulte augmentait toujours, dit :

« Jacob, prends le cheval, qu’on le retienne en gage ; ils n’ont qu’à partir à pied ! »

Aussitôt l’aubergiste arracha la bride des mains de Mathéus, et le bonhomme, qui ne s’attendait pas à cette secousse, faillit tomber par terre, mais il se retint au cou de Bruno et, l’enveloppant de ses bras, il se mit à sangloter comme un enfant.

« Bruno ! mon pauvre Bruno ! s’écriait-il, on veut te séparer de moi… toi, le compagnon de mes travaux… toi, mon meilleur, mon unique ami ! Oh ! ne soyez pas si cruels ! Bruno ! mon pauvre Bruno… que vas-tu devenir loin de ton maître ? ils te maltraiteront, ils n’auront aucun égard pour tes longs services ! »

Et les larmes de ce vieillard aux cheveux blancs, ses paroles touchantes émouvaient tous les assistants.

« C’est pourtant bien cruel, se disaient-ils entre eux, d’ôter son cheval à ce pauvre vieillard. Il n’est pas méchant, il est bon, voyez comme il pleure ; il n’y a que les bons cœurs pour aimer ainsi les animaux ! »

Et plusieurs femmes, venues comme les autres, avec leur enfant sur le bras, s’en allaient bien vite, car elles ne pouvaient voir cela.

Coucou Peter, derrière Bruno, penchait la tête d’un air bien triste ; il s’accusait lui-même d’être cause de tout, et deux grosses larmes coulaient sur ses joues rouges.

Dame Thérèse pleurait aussi ; et comme tout le monde restait à la même place, afin que l’aubergiste ne pût emmener le cheval, cette bonne petite mère se glissa derrière Coucou Peter, et lui plaça trente francs dans la main en cachette.

« Tenez, monsieur Coucou Peter, dit-elle, acceptez ceci pour l’amour de moi ! »

Alors Coucou Peter mit les trente francs dans la poche de son gilet en sanglotant plus fort ; puis, au bout de quelques instants, relevant la tête, il s’écria :

« Maître Jacob, je n’aurais pas cru cela de vous ! J’aurais cru que vous feriez crédit à un honnête homme ! Mais puisqu’il en est ainsi… tenez… voici votre argent, et lâchez bien vite le cheval, ou je vous casse la tête ! »

Il venait de reprendre son bâton derrière la porte, et tout le monde aurait voulu qu’il éreintât ce misérable aubergiste.

Coucou Peter paya de même Hans Aden, en regardant dame Thérèse d’un regard si doux, qu’elle se sentit troublée jusqu’au fond de l’âme ; il embrassa aussi l’enfant quelle tenait dans ses bras. Puis d’une voix forte, retentissante, il s’écria :

« En route, maître Frantz, en route ! Les hommes sont des gueux. »

Mathéus venait de se mettre à cheval, Coucou Peter se fit ouvrir la porte qui donne sur les champs, et M. le maire ne fut tranquille qu’après les avoir vus disparaître derrière les vergers.

Une grande rumeur s’élevait alors dans le bourg ; on réclamait le prophète et la foule demandait des miracles !


XV


Rien ne saurait peindre, la désolation de Frantz Mathéus et de son disciple, après leur départ de Haslach.

Coucou Peter ne se possédait plus de colère, il agitait son bâton et s’écriait à chaque pas :

« Ah ! gueux d’anabaptiste ! gueux de maire ! gueux de Jacob Fischer ! Ah ! gredins, si je vous tenais ! Dieu de Dieu… quelle danse ! Je ne vous laisserais pas un cheveu sur la tête ! Chasser un si brave homme ! un homme qui fait des miracles ! un homme qui vaut mieux que vous tous jusqu’à la vingtième génération ! Ah ! gredins ! gredins ! vous aurez de la chance si je ne vous rencontre pas tôt ou tard ! »