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LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE.

Ils lui tendaient leur tabatière par la fenêtre, pensant se bien mettre avec elle ; mais Trievel, clignant de l’œil, répondait :

« Merci, Fritz ! merci, Yokel !… ce sera pour une autre fois ; vous êtes bien honnête… bien honnête… Hé ! hé ! hé ! on m’attend à déjeuner ; il faut que je m’habille. »

Et, tout en descendant les marches concassées de sa vieille cassine : « Dieu du ciel ! que l’on a d’amis, se disait-elle, quand on n’en a plus besoin ! »

Les lapins, effarouchés, disparurent alors dans leur cabane, le merle se prit à chanter. Elle, toute préoccupée, sans faire attention à ces choses, se mit à choisir, dans ses plus belles nippes, ce qu’il y avait de mieux : un grand bonnet de tulle à rubans larges comme la main, une robe orange à grands ramages verts, des bas bleus, un châle traînant rouge et noir, et une paire de souliers presque neufs.

« Maintenant, Trievel, pensait-elle tout haut, tu n’as plus rien à ménager ; il faut te mettre comme la bourgmestre. Dieu merci ! tu vaux bien Catherina Omacht, sans te flatter. Il faut te soigner, Trievel, pour faire honneur à la table de maître Sébaldus ; il faudra t’arracher les moustaches avec des pincettes, comme mademoiselle Kœnig, la fille du bedeau ; ça ne convient pas aux demoiselles à marier d’avoir des moustaches. »

Elle déposa ses effets sur le vieux bahut, puis, tout en s’habillant, songeant à ce qu’elle venait de penser :

« Hé ! hé ! hé ! de quoi t’inquiètes-tu, Trievel ? fit-elle en riant ; est-ce que tu veux devenir folle à ton âge ? grâce au ciel, le temps des folies est passé. »

Et la pauvre vieille exhala un soupir.

En ce moment deux coups retentirent à la porte.

« Hé ! cria-t-elle, n’entrez pas, je mets ma robe.

— C’est moi, Trievel ; c’est Toubac, dit le chaudronnier.

— Attendez, attendez une minute, je vais avoir fini. »

Et tout bas, elle se dit à elle-même :

« Ah ! le gueux, il vient me faire sa déclaration, maintenant. Ah ! nous allons voir, nous allons entendre. »

Et ayant passé sa jupe : « Vous pouvez entrer, Toubac ; entrez ! »

Toubac, tout affairé, ses yeux gris un peu troubles, les pommettes de ses joues enluminées et les narines dilatées, entra gravement, comme un caniche qui fait le beau. Il avait son feutre des dimanches, une chemise blanche, dont le col lui coupait les oreilles en ligne droite à la hauteur des tempes, sa belle veste brune à boutons de cuivre luisants, et son pantalon de toile bleue, qu’il ne mettait que les jours de fête, pour aller à l’église.

« Bonjour, Trievel, dit-il en adoucissant sa voix, d’habitude un peu voilée par le kirschwasser et la pipe, bonjour, Trievel. Seigneur Dieu, que vous êtes belle ! rien que de vous voir, ça m’éblouit ; vous rajeunissez tous les jours, Trievel, vous êtes comme un buisson d’églantines : quand il n’y en a plus le soir, il en repousse le matin.

— Hé ! hé l hé ! fit la vieille. Est-ce bien possible, Toubac ? vous ne pensez pas ce que vous dites !

— Trievel, comment pouvez-vous croire qu’à mon âge…

— Toubac, vous êtes un enjôleur.

— Moi, Trievel ? Oh ! si j’en étais capable…

— Oui, vous avez beau faire, Toubac ; avec vos belles paroles…

— Mais… mais… Trievel… quand je vous dis là… parole d’honneur… c’est la pure vérité : votre beauté me tire des yeux de la tête. Voilà vingt-cinq ans que je vous regarde, et de jour en jour vous embellissez, vous rajeunissez.

— Tiens… tiens… tiens… c’est drôle… vous trouvez que je rajeunis ?

— Oui… je vous aurais déjà cent fois demandée en mariage, mais j’avais peur d’être refusé ; ça m’aurait donné le coup de la mort.

— Pas possible, Toubac ?

— Ça, c’est sûr ; j’en aurais dépéri. Que voulez-vous ? je suis craintif comme un enfant ; à moins d’avoir bu un coup de trop, je n’ose pas dire ce que j’ai sur le cœur. Comme à la grande fête, il y a quinze jours ; vous vous en rappelez, Trievel ?

— Oui ; mais vous ne m’avez plus reparlé de cela depuis.

— Justement, je n’ai pas osé ! Mais je suis amoureux de plus en plus ; tenez, Trievel, regardez, j’en tremble. »

La vieille alors avait le dos tourné, elle mettait son bonnet en face du petit miroir et riait tout bas. Toubac entendit quelle riait, et lui dit :

« Vous riez, Trievel, c’est pourtant comme ça ; vous faites mon malheur, je rêve de vous nuit et jour.

— Je ris, Toubac, parce que tout le monde m’adore depuis ce matin ; les uns m’offrent des prises de tabac, les autres disent que je suis comme un buisson de fleurs et que je rajeunis ; tout cela me fait plaisir. Je veux bien croire ; Toubac, que vous m’aimez ; je ne suis pas déjà trop Rasimus pour qu’on ne puisse pas m’aimer ; il y en a qui ont plus de pattes de mouches