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LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE.

avec dignité. n’attribuez pas la cause d’un pareil état aux coups de bâton portés par cet homme ; rendons à César ce qui appartient à César. La cause de ce mal est bien antérieure aux événements d’hier soir ; la cause de ce mal remonte à quinze, vingt et peut-être trente ans ; toutes les liqueurs, tous les vins absorbés par monsieur Dick, ont déposé lentement en lui un germe de toute espèce de maladies ; de sorte qu’en se réunissant, ces germes ont formé dans sa personne une sorte d’œuf, contenant en graine toutes les infirmités, comme la boîte de Pandore. Il y avait hier dans cet œuf la gravelle, la goutte, la sciatique, les rhumatismes articulaires, la gastrite, les rétentions de toute sorte, l’apoplexie séreuse et l’apoplexie sanguine, la paralysie générale et partielle, et une foule d’autres maladies qu’il serait trop long d’énumérer. Tout cela se trouvait dans l’œuf, madame Dick ; l’œuf devait éclore tôt ou tard : cela pouvait encore durer trois mois, six mois, un an peut-être. Je veux bien admettre que les coups de bâton du père Johannes aient cassé l’œuf, mais les petits étaient dedans, et le capucin ne les y avait pas mis ; c’est maître Sébaldus, ici présent, qui les y avait mis et couvés lui-même.

— Il n’y a donc plus de remède ! s’écria la mère Grédel en joignant les mains.

— Si, madame Dick, il y a un remède propre à toutes les maladies, un remède qui guérit tous les maux, toutes les infirmités humaines, ce remède est le contraire du vin, qui produit toutes les misères ; c’est l’eau, madame Dick, c’est l’eau, dont les hommes ingrats méconnaissent les vertus, c’est l’eau que nous allons appliquer. »

Et comme maître Sébaldus, recouvrant la voix, disait :

« Ah ! pourvu que je guérisse, je boirai de l’eau… Oui, j’en boirai… quoique depuis bien longtemps j’en aie perdu l’habitude.

— Vous guérirez, dit Eselskopf d’un ton ferme ; seulement ce sera peut-être un peu long, car, pour entraîner les mauvais germes, il vous faudra boire autant d’eau que vous avez bu de vin. Or, comme vous buvez du vin depuis vingt à trente ans, et quelquefois six, sept, huit et dix bouteilles par jour, jugez du nombre de bouteilles d’eau qu’il vous faudra boire. »

Alors la figure de Sébaldus, qui commençait à s’épanouir, devint sombre, ses joues tombèrent, et il bégaya :

« Je ne peux pourtant pas en boire plus de dix pintes par jour, et si ça dure trente ans, je serai trop vieux pour pouvoir reprendre du vin. »

À cette réflexion, Eselskopf se fâchai « Du vin ! s’écria-t-il, vous pensez eneore à reprendre du vin ! en ce cas, je n’ai plus qu’à m’en aller. »

Il saisissait déjà sa canne et son tricorne, quand la mère Grédel et tous les autres le supplièrent de rester. Il se laissa fléchir, et prescrivit d’appliquer sur-le-champ à maître Sébaldus, des compresses d’eau à la glace sur les reins, et de renouveler ces compresses de quart d’heure en quart d’heure. Quant à la boisson, de l’eau claire ; et pour le manger, des épinards, de l’oseille et des choux cuits à l’eau. Il défendit les pommes de terre comme trop nourrissantes, et prévint la mène Grédel que le moindre écart de régime tuerait du coup maître Sébaldus, comme un poison violent.

Alors il sortit majestueusement, et je vous laisse à penser la mine et les réflexions que dut faire maître Sébaldus, quand on lui appliqua sa première compresse de glace sur la nuque, et qu’on lui donna son premier verre d’eau pour le consoler.

« Ah ! seigneur Dieu, criait-il, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter un si triste sort ! Grédel, Grédel, ce linge froid me donne des frissons… Je ne me sens plus… Ah ! le gueux de capucin… Eselskopf a beau dire : sans lui, l’œuf aurait pu durer encore longtemps ; c’est ce misérable Johannes qui l’a cassé, et maintenant, voilà que tous mes vieux péchés sortent par centaines. »

Et chaque fois qu’on lui présentait un verre d’eau, le pauvre homme faisait une mine vraiment pitoyable.

a De l’eau… toujours de l’eau ! gémissait-il ; je n’en puis plus, et c’est avec de l’eau qu’on veut me ressusciter ; encore si elle était rouge, je pourrais du moins la regarder ; mais de l’eau claire, rien qu’à la voir, mon pauvre estomac grelotte ! Et puis, ces épinards, cette oseille, ces choux à l’eau ; toujours des épinards, des choux, de l’oseille, ça me fait prendre la verdure en grippe. Qui jamais aurait cru que je pourrais en venir là ! je suis sûr qu’en me voyant, je me ferais peur à moi-même. »

Le fait est que le pauvre homme maigrissait d’heure en heure ; sa graisse fondait à vue d’œil, son gros nez devenait bleu, et son triple menton, se vidant, ne forma bientôt plus qu’une mince collerette transparente, qui lui descendait en serpentant sur la poitrine.

« Allons, Sébaldus, allons, du courage ! lui disait sa femme. Tiens, je t’apporte ce que tu aimes le mieux, tes bons choux, à la place de l’oseille qui t’agace les dents.

— Mes choux… mes bons choux… tu veux