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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

En ce moment l’illustre docteur, se levant au bout de la table, se mit à expliquer d’un air grave la transformation des corps et la pérégrination des âmes.

Et il parlait avec calme, disant :

« La Justice est la loi de l’univers ; l’être, dès l’origine des temps, fut soumis à la loi de Justice… Et toutes les choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. Elle était la vie, et la vie était la volonté, et la volonté anima la matière, d’où vinrent les plantes, d’où vinrent les animaux, d’où vinrent les hommes. Il y eut un homme envoyé par Dieu, qui s’appelait Pythagoras… Il vint dans le monde, et le monde ne l’a pas compris… et ses doctrines n’ont pas été comprises ! »

Ainsi parlait l’illustre philosophe, et tous les assistants l’écoutaient émerveillés de sa sagesse.

Mais il y avait dans le nombre un vieil anabaptiste nommé Pelsly, homme craignant Dieu.

Cet homme vénérable était indigné de la doctrine de l’illustre docteur.

C’est pourquoi, levant un de ses doigts d’un air inspiré, il s’écria :

« Or, l’Esprit dit expressément que dans les temps à venir quelques-uns abandonneront la foi, en suivant des esprits d’erreur et des doctrines diaboliques, enseignées par des imposteurs pleins d’hypocrisie, dont la conscience est noircie de crimes. »

Et ayant prononcé ces paroles, il se tut.

Et l’on voyait bien qu’il voulait désigner Frantz Mathéus.

L’illustre philosophe devint tout pâle, car il entendait autour de lui un murmure. — Et Coucou Peter lui-même était comme sur des charbons ardents.

Mais bientôt maître Frantz, recueillant toutes ses forces, répondit :

« Ô imposteurs et gens de mauvaise foi… osez-vous bien nier que la Justice soit la loi du monde ?… Tous les êtres n’étaient-ils pas égaux avant d’avoir mérité ? Et s’ils n’avaient pas existé avant que de naître, pourquoi toutes ces différences entre eux ? Pourquoi l’un naît-il à l’état de plante, l’autre à l’état d’homme ou d’animal ? Pourquoi l’un naît-il riche, l’autre pauvre, stupide ou intelligent ? Où serait la Justice de Dieu, si toutes ces différences ne venaient pas du mérite ou du démérite dans les existences antérieures ? »

L’anabaptiste, bien loin de se laisser abattre par cet argument invincible, leva de nouveau son grand doigt maigre et dit :

« Fuyez les fables impertinentes et puériles et exercez-vous à la piété, car la piété est utile à tous, et c’est à elle que les biens de la vie présente et ceux de la vie future ont été promis. Ce que je vous dis est une vérité certaine, et digne d’être reçue avec une entière soumission, car ce qui nous porte à souffrir les maux et les outrages, c’est que nous espérons au Dieu vivant, qui est le sauveur de tous les hommes et principalement des fidèles.

À ces mots l’assemblée parut tout agitée, et Mathéus vit de nouveau les regards se tourner vers lui d’un air menaçant.

L’illustre philosophe, dans cette situation critique, leva les yeux au ciel en s’écriant :

« Être des êtres ! ô grand Démiourgos ! toi dont la volonté puissante et l’immuable justice gouvernent toutes les âmes, daigne… daigne éclairer cet esprit obscurci par le voile de l’erreur et des préjugés !… »

Mais l’anabaptiste Pelsly, furieux d’entendre ces paroles, s’écria :

« N’est-ce pas toi, esprit de l’abîme, qui cherches à obscurcir notre intelligence ? Et n’est-il pas écrit : « Si quelqu’un enseigne une doctrine différente de celle-ci et n’embrasse pas la doctrine selon la piété, il est enflé d’orgueil et il ne sait rien… mais il est possédé d’une maladie d’esprit, qui l’emporte en des questions et des combats de paroles, d’où naissent l’envie, la contestation, la médisance, les mauvais soupçons. »

L’illustre docteur ne savait plus que répondre, quand Coucou Peter se mêla de la dispute, car il avait vendu jadis des bibles et des almanachs, et connaissait les livres saints aussi bien que l’anabaptiste.

« Mais, s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, et regardant l’anabaptiste de ses gros yeux irrités, mais il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni rien de secret qui ne doive être reconnu ; car ce que vous avez dit dans l’obscurité se publiera dans la lumière, et ce que vous avez dit à l’oreille dans les chambres sera prêché sur les toits. Je vous dis donc, à vous Pelsly, hypocrite que vous êtes : vous savez si bien reconnaître ce que présagent les différentes apparences du ciel et de la terre, comment donc ne connaissez-vous point ce temps-ci ? Comment n’avez-vous point de discernement pour reconnaître, par ce qui se passe en vous, ce qui est juste ? »

Coucou Peter finissait à peine ces mots, qu’il se fit un grand tumulte dans la maison, et tous les convives, se regardant l’un l’autre, se demandaient :

« Qu’est-ce que cela ? d’où vient ce bruit ? »

Or, c’était la vieille Margrédel, la paralytique, femme de Nikel Schouler le tisserand,