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D’UN JOUEUR DE CLARINETTE.

chaises ; toute la grande salle était débarrassée, et les gens, debout sur les tables, la tête près du plafond, attendaient. Yéri-Hans ouvrit son habit et remit sa casquette à quelqu’un pour la tenir.

« Attrape, Kasper ! » me cria l’oncle en me jetant son feutre, qui tomba à terre.

Cela me parut de mauvais augure, mais, lui, n’y prit pas garde ; et retroussant les manches de sa veste, comme lorsqu’il travaillait à la vigne :

« Qu’on n’aille pas me soutenir plus tard, dit-il encore, que j’ai provoqué ce jeune homme ; c’est Yéri qui m’a défié.

— Oui, oui, je prends tout sur moi, s’écria le canonnier en riant.

— Vous l’entendez, dit l’oncle. Eh bien donc, à la grâce de Dieu ! »

En même temps, il arrondit son dos, la jambe gauche en avant et demanda :

« Y es-tu, Yéri ?

— Oui, monsieur Stavolo. »

Et ils se prirent aussitôt au collet de la veste, à la mode des Alsaciens, sans se toucher le corps. Il faut que les collets de leurs habits aient été d’un bon drap, car d’abord l’oncle Conrad enleva Yéri-Hans de terre à la force des poignets, et le tint ainsi un instant comme pour le lancer au mur ; puis ce fut son tour d’être soulevé de la même manière. Tous deux retombèrent d’aplomb. On ne respirait plus dans la salle.

« Tu as de solides poignets, dit l’oncle, je dois le reconnaître, hé ! hé ! hé !

— Et vous aussi, monsieur Stavolo, » dit le canonnier.

Presque aussitôt, l’oncle le poussa de toutes ses forces, les bras en avant et la tête en bas, comme un taureau qui veut enfoncer quelque chose avec ses cornes ; il essayait de le lever en même temps, mais Yéri-Hans, penché contre lui, glissa sur ses pieds tout le long de la salle avec un bruit de rabot ; et à peine l’oncle eut-il fini de le pousser que, jetant un cri sauvage : « A mon tour ! » il repoussa l’oncle de la même manière, sans parvenir à le renverser. Et quand il fut au bout, tous deux se levèrent en se regardant le blanc des yeux, et l’on entendit toute la salle reprendre haleine. On voyait les traces de leurs clous sur le plancher. L’oncle Conrad était pâle, le canonnier rouge comme une brique. Ils se lâchèrent un instant, et Yéri-Hans dit d’un ton de colère :

« C’est bon !

— Tu es déjà las ? fit l’oncle.

— Ah ! las… las… »

Et, dans le même instant, il reprit l’oncle Conrad au collet, en le secouant, comme pour essayer quelque chose ; l’oncle l’avait aussi repris. Ils s’observèrent ainsi plus d’une minute, en riant d’un rire étrange. Puis, tout à coup, Yéri attira l’oncle avec tant de force, qu’il eut besoin de se pencher en arrière pour résister, et comme il se penchait, l’autre, poussant un cri sourd du fond de sa poitrine, se jeta sur lui brusquement, de sorte que l’oncle Conrad, qui ne s’attendait pas à cela, fut culbuté les deux jambes en l’air et les épaules sur le plancher.

Mille cris de triomphe s’élevèrent alors de toutes les tables, et Yéri-Hans se frotta les mains en se gonflant les joues jusqu’aux oreilles ; il avait eu de la peine, car ses yeux étaient rouges comme du sang.

L’oncle, les lèvres pâles et tremblantes, se releva ; mais il était à peine debout, pour recommencer la bataille avec acharnement, que sa jambe plia, et qu’il dut s’appuyer contre une table pour se soutenir. Il se fit aussitôt un grand silence dans la salle, et Yéri demanda :

« Qu’est-ce que vous avez donc, monsieur Stavolo ? Est-ce que vous avez mal ?

— Va-t’en au diable, mauvais gueux ! cria l’oncle, tu m’as cassé la jambe. Ah ! le bandit, il m’à pris en traître, et voilà que j’ai la jambe cassée ! »

En entendant cela, je m’écriai :

« Seigneur Dieu ! mon oncle est estropié ; vite un médecin ! »

Et Yéri-Hans, remettant sa casquette dit :

« J’en suis bien fâché, monsieur Stavolo, oui, bien fâché ; vous avez tort de vous mettre en colère ; je ne l’ai pas fait exprès.

— Ah ! le gueux ! il me casse la jambe avec ses tours, et il ose me soutenir qu’il ne l’a pas fait exprès ! dit l’oncle, qu’on avait fait asseoir, et qui grinçait des dents pendant qu’on lui ôtait le soulier. Tu me répondras de cela, Yéri, tu m’en répondras !

— Oui, monsieur Stavolo, quand vous voudrez, dit Yéri-Hans ; mais vous avez tort de tant crier ; parole d’honneur, cela me fait de la peine. »

On voyait qu’il disait la vérité ; mais l’oncle, qui croyait remporter la victoire, ne pouvait comprendre cela.

« Va-t’en ! va-t’en ! disait-il ; de te voir, ça me retourne le sang ! Ah ! le bandit, estropier un homme de mon âge ! »

Alors Yéri-Hans sortit tout triste, et, comme on avait ôté le soulier et le bas à l’oncle Conrad, Summer, le charcutier de la petite place, s’agenouilla devant la chaise, et se mit à tâter la jambe du haut en bas. Tout le