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Tandis que nous étions en route, l’oncle Conrad, tout pensif, reprit :

« Ce vieux Mériâne perd la tête, il est toujours le même depuis trente ans ; quand il voit quelque chose, c’est toujours la plus belle chose ; un homme en bat un autre, c’est l’homme le plus fort de l’univers ; s’il en bat deux, on n’a jamais vu son pareil depuis Adam et Ève. Je ne peux pas souffrir qu’on voie tout en gros. Mais nous sommes à la maison ; bonsoir, Kasper. Pourvu que Rœzel se décide cette nuit.

— Oui, mon oncle ; Margrédel ne serait pas fâchée tout de même d’aller faire quelques tours de valse à Kirschberg, elle a l’air un peu triste ! »

Je montai dans ma chambre, et l’oncle Stavolo entra dans la sienne.


III


L’oncle Conrad, qui ne pouvait quitter la maison à cause de Rœsel, monta le lendemain de bonne heure au pigeonnier. Il ouvrit ma porte en passant et me dit de venir avec lui. Le pigeonnier était tout à la pointe du toit, au-dessus du grenier à foin ; il fallait grimper une échelle pour l’ouvrir. L’oncle Stavolo avait eu soin d’en garnir l’intérieur de planches clouées contre les lattes, et de mettre de longues pointes autour de la lucarne, pour empêcher les fouines et les martres d’y entrer, car ces animaux carnassiers sont très-avides de sang. Nous entrâmes donc l’un après l’autre, et les pigeons nous connaissaient si bien, qu’ils volaient sur nos épaules. J’avais même l’habitude de mettre du grain dans ma bouche, où ils venaient le prendre en se battant.

L’oncle visita les nids, et tout à coup se pencha dans la lucarne, regardant les trois côtes de Fréland, de Mittelweiser et de Kiensheim couvertes de vignes, aussi loin que pouvait s’étendre la vue. Longtemps il resta penché dans cette ouverture ; les pigeons, ne voyant plus le jour, se mettaient les ailes étendues sur leurs petits ; moi, je me demandais : « Qu’est-ce que l’oncle regarde donc ? »

Il regardait ses vignes, ne pouvant aller les visiter depuis trois jours.

A la fin, il se retira de la lucarne et me dit d’un ton joyeux :

« Kasper, si nous conservons ce temps encore six semaines, nous aurons ce qui s’appelle une année riche en tous les biens de la terre. La vigne n’a plus rien à craindre, le grain est formé, et maintenant il ne lui faut plus que la force du soleil, qui renferme dans ses rayons une douceur singulière ; c’est, à proprement parler, la vie et l’âme des hommes, et cette grande douceur vient des comètes. Oui, nous aurons une fameuse année, et je suis bien content de n’avoir pas vendu mes futailles, malgré le bon prix que m’en offrait Mériâne. Les gens de la haute montagne n’auront pas à se plaindre non plus, car il est tombé de la pluie en abondance au printemps ; les pommes de terre se sont fortifiées et les blés ont pris du corps. Regarde tout là-haut, sur la côte, ces plaques jaunes comme de l’or entre les sapins, ce sont les avoines de l’anabaptiste Pelsly ; il en a six arpents d’une pièce. Et là-bas, dans l’ombre de Réethal, ces grands carrés bruns, ce sont les pommes de terre de Turckheim ; les tiges commencent à se flétrir à cause de la grande chaleur, mais elle ne peut plus leur nuire ; elles sont toutes formées. Enfin, enfin, tout le monde peut être content, car le Seigneur comble de ses bénédictions toute la terre. Descendons, Kasper ; ferme bien la porte, que les fouines n’entrent pas. »

Il descendait alors l’échelle à reculons. Je le suivis dans l’obscurité, après avoir bien refermé la porte et tiré le verrou. Arrivés dans le grenier au-dessous, l’oncle, me posant la main sur l’épaule, me dit en riant :

« C’est pour le coup, Kasper, qu’il va falloir te mettre en route et souffler dans ta clarinette ; plus l’année est bonne, plus les gens sont généreux : ils ne regardent pas à deux groschen, ni à trois non plus. Tâche de gagner de l’argent, tâche d’avoir tes deux arpents de vigne cet hiver ; avec les trois que tu as déjà et les miens, cela fera du bien au ménage. Hé ! hé ! garçon, pense qu’il faut profiter de ta jeunesse. »

Alors je me sentis vraiment heureux, car, en parlant de la sorte, l’oncle Conrad songeait à mon mariage avec Margrédel. Il descendit ensuite dans la cour, et de ma fenêtre, qui donnait de ce côté, je le vis entrer sous la grande échoppe, visiter ses tonnes et ses foudres, examiner les cercles l’un après l’autre, puis s’arrêter quelques instants après les bras croisés devant le pressoir. Enfin il ouvrit la porte du cellier à droite, et je l’entendis frapper sur les tonnes vides, qui retentissaient au fond des voûtes sonores.

Le soleil était magnifique.

Midi ayant sonné, je descendis dans la grande salle, où je trouvai Margrédel en train de mettre la nappe. Alors je lui racontai les paroles de son père en lui prenant la main ; elle baissait les yeux et ne disait rien.