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L’AMI FRITZ.

Mais la grosse fermière, calme et paisible de sa nature ne vit rien et continua tranquillement :

« Je me suis aussi mariée à dix-huit ans, monsieur Kobus ; cela ne m’a pas empêchée de bien me porter, Dieu merci !

« Pelsly, connaissant nos biens, avait pensé depuis la Saint Michel à Sûzel pour son garçon. Mais avant de rien dire et de rien faire, il est venu lui-même, comme pour acheter notre petit bœuf. Il a passé la journée de la Saint-Jean chez nous ; il a bien regardé Sûzel, il a vu qu’elle n’avait pas de défauts, qu’elle n’était ni bossue, ni boiteuse, ni contrefaite d’aucune manière ; qu’elle s’entendait à toute sorte d’ouvrages, et qu’elle aimait le travail.

« Alors il a dit à Christel de venir à la fête de Bischem, et Christel a vu hier le garçon ; il s’appelle Jacob, il est grand et bien bâti, laborieux ; c’est tout ce que nous pouvons souhaiter de mieux pour Sûzel. Pelsly a donc demandé hier Sûzel en mariage pour son fils. »

Depuis quelques instants Fritz n’entendait plus : ses joies, ses espérances, ses rêves d’amour, tout s’envolait ; la tête lui tournait. Il était comme une chandelle des prés, dont un coup de vent disperse le duvet dans les airs, et qui reste seule, nue, désolée, avec son pauvre lumignon.

La mère Orchel, qui ne se doutait de rien, tira le coin de son mouchoir de sa poche, et baissant la tête, se moucha ; puis elle reprit :

« Nous avons causé de cela toute la nuit, Christel et moi. C’est un beau mariage pour Sûzel, et Christel a dit : « Tout est bien ; seulement, M. Kobus est un homme si bon, qui nous aime tant, et qui nous a rendu de si grands services, que nous serions de véritables ingrats, si nous terminions une pareille affaire sans le consulter. Je ne peux pas aller moi-même à Hunebourg aujourd’hui, puisque nous avons cinq voitures de foin à rentrer ; mais toi, tu partiras tout de suite après le déjeuner, et tu seras encore de retour avant onze heures, pour préparer le dîner de nos gens. » Voilà ce que m’a dit Christel. Nous espérons tous les deux que cela vous conviendra, surtout quand vous aurez vu le garçon ; Christel veut le faire venir exprès pour vous l’amener. Et si vous êtes content de lui, eh bien ! nous ferons le mariage ; et je pense que vous serez aussi de la noce : vous ne pouvez nous refuser cet honneur. »

Ces mots de « noce, » de « mariage, » de « garçon, » bourdonnaient aux oreilles de Fritz.

Orchel, après avoir fini son histoire, étonnée de ne recevoir aucune réponse, lui demanda :

« Qu’est-ce que vous pensez de cela, monsieur Kobus ?

— De quoi ? fit-il.

— De ce mariage. »

Alors il passa lentement la main sur son front, où brillaient des gouttes de sueur, et la mère Orchel, surprise de sa pâleur, lui dit :

« Vous avez quelque chose, monsieur Kobus ?

— Non, ce n’est rien, » fit-il en se levant. L’idée qu’un autre allait épouser Sûzel lui déchirait le cœur. Il voulait aller prendre un verre d’eau pour se remettre ; mais cette secousse était trop forte, ses genoux tremblaient, et comme il étendait la main pour saisir la carafe, il s’affaissa et tomba sur le plancher tout de son long.

C’est alors que la mère Orchel fit entendre des cris :

« Katel ! Katel ! votre monsieur se trouve mal ! Seigneur, ayez pitié de nous ! »

Et Katel donc, lorsqu’elle entra tout effarée, et qu’elle vit ce pauvre Fritz étendu là, pâle comme un mort, c’est elle qui leva les mains au ciel, criant :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! mon pauvre maître ! Comment cela s’est-il fait, Orchel ? Je ne l’ai jamais vu dans cet état !

— Je ne sais pas, mademoiselle Katel ; nous étions tranquillement à causer de Sûzel… il a voulu se lever pour prendre un verre d’eau, et il est tombé !

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! pourvu que ce ne soit pas un coup de sang ! »

Et les deux pauvres femmes, criant, gémissant et se désolant, le soulevèrent, l’une par les épaules, l’autre par les pieds, et le déposèrent sur son lit.

Voilà pourtant à quelles extrémités peut nous porter l’amour ! Un homme si raisonnable, un homme qui s’était si bien arrangé pour être tranquille toute sa vie, un homme qui voyait les choses de si loin, qui s’était pourvu de si bon vin avec sagesse, et qui semblait n’avoir rien à craindre ni du ciel ni de la terre… voilà où le regard d’une simple enfant, d’une petite fille sans ruse et sans malice l’avait réduit ! Qu’on dise encore après cela que l’amour est la plus douce, la plus agréable des passions.

Mais on pourrait faire des réflexions judicieuses sur ce chapitre jusqu’à la fin des siècles ; — c’est pourquoi, plutôt que de commencer, j’aime mieux laisser chacun tirer de là les conclusions qui lui plairont davantage.

Orchel et Katel se désolaient donc et ne savaient plus où donner de la tête. Mais Katel. dans les grandes circonstances, montrait ce qu’elle était.

« Orchel, dit-elle en défaisant la cravate de son maître, descendez tout de suite sur la place