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L’AMI FRITZ.

— Mais où sommes-nous donc ? lui demanda Fritz tout pâle.

— Près de la roche des Tourterelles, à vingt minutes au-dessus de ta ferme, répondit Hâan en se rasseyant et fouettant le cheval, qui repartit.

— C’était la voix de Sûzel, pensa Kobus, je le savais bien ! »

Une fois hors du bois, Foux se mit à galoper : il sentait l’écurie. Hâan, tout joyeux de prendre sa chope le soir, parlait des talents de la vieille Allemagne, des vieux lieds, des anciens minnesingers. Kobus ne l’écoutait pas, sa pensée était ailleurs ; ils avaient déjà dépassé la porte de Hildebrandt, les lumières, brillant dans toutes les maisons de la grande rue, avaient frappé ses yeux sans qu’il les vît, lorsque la voiture s’arrêta.

« Eh bien ! vieux, tu peux descendre, te voilà devant ta porte, » lui dit Hâan.

Il regarda et descendit.

« Bonsoir, Kobus ! cria le percepteur.

— Bonne nuit, » dit-il en montant l’escalier tout pensif.

Ce soir-là, sa vieille Katel, heureuse de le revoir, voulut mettre toute la cuisine en feu pour célébrer son retour, mais il n’avait pas faim.

« Non, dit-il, laisse cela ; j’ai bien dîné… j’ai sommeil. »

Il alla se coucher.

Ainsi, ce bon vivant, ce gros gourmand, ce fin gourmet de Kobus se nourrissait alors d’une tranche de jambon le matin, et d’un vieux lied le soir ; il était bien changé !


XIII


Dieu sait à quelle heure Fritz s’endormit cette nuit-là ; mais il faisait grand jour lorsque Katel entra dans sa chambre et qu’elle vit les persiennes fermées.

« C’est toi, Katel ? dit-il en se détirant les bras, qu’est-ce qui se passe ?

— Le père Christel vient vous voir, Monsieur ; il attend depuis une demi-heure.

— Ah ! le père Christel est là ; eh bien ! qu’il entre ; entrez donc, Christel. Katel, pousse les volets. Eh ! bonjour, bonjour, père Christel, tiens, tiens, c’est vous ! » fit-il en serrant les deux mains du vieil anabaptiste, debout devant son lit, avec sa barbe grisonnante et son grand feutre noir.

Il le regardait, la face épanouie ; Christel était tout étonné d’un accueil si enthousiaste.

« Oui, monsieur Kobus, dit-il en souriant, j’arrive de la ferme pour vous apporter un petit panier de cerises… Vous savez, de ces cerises croquantes du cerisier derrière le hangar, que vous avez planté vous-même, il y a douze ans. »

Alors Fritz vit sur la table une corbeille de cerises, rangées et serrées avec soin dans de grandes feuilles de fraisiers qui pendaient tout autour ; elles étaient si fraîches, si appétissantes et si belles, qu’il en fut émerveillé :

« Ah ! c’est bon, c’est bon ! oui, j’aime beaucoup ces cerises-là ! s’écria-t-il. Comment ! vous avez pensé à moi, père Christel ?

— C’est la petite Sûzel, répondit le fermier ; elle n’avait pas de cesse et pas de repos. Tous les jours elle allait voir le cerisier, et disait : « Quand vous irez à Hunebourg, mon père, les cerises sont mûres ; vous savez que M. Kobus les aime ! » Enfin, hier soir, je lui ai dit : « J’irai demain ! » et, ce matin, au petit jour, elle a pris l’échelle et elle est allée les cueillir. »

Fritz, à chaque parole du père Christel, sentait comme un baume rafraîchissant s’étendre dans tout son corps. Il aurait voulu embrasser le brave homme, mais il se contint, et s’écria :

« Katel, apporte donc ces cerises par ici, que je les goûte ! »

Et Katel les ayant apportées, il les admira d’abord ; il lui semblait voir Sûzel étendre ces feuilles vertes au fond de la corbeille, puis déposer les cerises dessus, ce qui lui procurait une satisfaction intérieure, et même un attendrissement qu’on ne pourrait croire. Enfin, il les goûta, les savourant lentement et avalant les noyaux.

« Comme c’est frais ! disait-il, comme c’est ferme, ces cerises qui viennent de l’arbre ! On n’en trouve pas de pareilles sur le marché ; c’est encore plein de rosée, et ça conserve tout son goût naturel, toute sa force et toute sa vie. »

Christel le regardait d’un air joyeux.

« Vous aimez bien les cerises ? fit-il.

— Oui, c’est mon bonheur. Mais asseyez-vous donc, asseyez-vous. »

Il posa la corbeille sur le lit, entre ses genoux, et, tout en causant, il prenait de temps en temps une cerise et la savourait, les yeux comme troubles de plaisir.

« Ainsi, père Christel, reprit-il, tout le monde se porte bien chez vous, la mère Orchel ?

— Très-bien, monsieur Kobus.

— Et Sûzel aussi !

—Oui, Dieu merci, tout va bien. Depuis quelques jours, Sûzel paraît seulement un peu triste ; je la croyais malade, mais c’est l’âge