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L’AMI FRITZ.

— Je ne sais pas, mon père, » fit-elle en sanglotant.

Et Kobus de son côté pensa :

« Cette petite est fière, elle croit que je la traite comme une servante, cela lui fait de la peine. »

C’est pourquoi, remettant le goulden dans sa poche, il dit :

« Écoute, Sûzel, je t’achèterai moi-même quelque chose, cela vaudra mieux. Seulement, il faut que tu me donnes la main ; sans cela, je croirais que tu es fâchée contre moi. »

Alors Sûzel, sa jolie figure cachée dans son tablier, et la tête penchée en arrière sur l’épaule, lui tendit la main ; et quand Fritz l’eut serrée, elle rentra dans l’allée en courant.

« Les enfants ont de drôles d’idées, dit l’anabaptiste. Tenez, elle a cru que vous vouliez la payer des choses qu’elle a faites de bon cœur.

— Oui, dit Kobus, je suis bien fâché de l’avoir chagrinée.

— Hé ! s’écria la mère Orchel, elle est aussi trop orgueilleuse. Cette petite nous fera de grands chagrins.

— Allons, calmez-vous, mère Orchel, dit Fritz en riant ; il vaut mieux être un peu trop fier que pas assez, croyez-moi, surtout pour les filles. Et maintenant, au revoir ! »

Il se mit en route avec Christel, qui l’accompagna jusque sur la côte ; ils se séparèrent près des roches, et Kobus poursuivit seul sa route d’un bon pas vers Hunebourg.


VII


Malgré tout le plaisir qu’avait eu Fritz à la ferme, ce n’est pas sans une vive satisfaction qu’il découvrit Hunebourg sur la côte en face. Autant tout était humide dans la vallée le jour de son départ, autant alors tout était sec et clair. La grande prairie de Finckmath s’étendait comme un immense tapis de verdure des glacis jusqu’au ruisseau des Ablettes, et, tout au haut, les grands fumiers de cavalerie du Postthâl, les petits jardins des vétérans, entourés de haies vives, et les vieux remparts moussus, produisaient un effet superbe.

Il voyait aussi, derrière les acacias en boule de la petite place, près de l’hôtel de ville, la façade blanche de sa maison ; et la distance ne l’empêchait pas de reconnaître que les fenêtres étaient ouvertes pour donner de l’air.

Tout en marchant, il se représentait la brasserie du Grand-Cerf avec sa cour au fond entourée de platanes ; les petites tables au-dessous, encombrées de monde, les chopes débordant de mousse. Il se revoyait dans sa chambre, en manches de chemise, les pantalons serrés aux hanches, les pieds dans ses pantoufles, et se disait tout joyeux :

« On n’est pourtant jamais mieux que chez soi, dans ses vieux habits et ses vieilles habitudes. J’ai passé quinze jours agréables au Meisenthâl, c’est vrai ; mais s’il avait fallu rester encore, j’aurais trouvé le temps long. Nous allons donc recommencer nos discussions, le vieux David Sichel et moi ; nous allons nous remettre à nos bonnes parties de youker avec Frédéric Schoultz, le percepteur Hâan, Speck et les autres. Voilà ce qui me convient le mieux. Quand je suis assis en face de ma table, pour dîner ou pour régler un compte, tout est dans l’ordre naturel. Partout ailleurs je puis être assez content, mais jamais aussi calme, aussi paisible que dans mon bon vieux Hunebourg. »

Au bout d’une demi-heure, tout en rêvant de la sorte, il avait parcouru le sentier de la Finckmath, et passait derrière les fumiers du Postthâl pour entrer en ville.

« Qu’est-ce que la vieille Katel va me dire ? pensait-il. Elle va me dévider son chapelet ; elle va me reprocher une si longue absence. »

Et tout en allongeant le pas sous la porte de Hildebrandt, il souriait et regardait en passant les portes et les fenêtres ouvertes dans la grande rue tortueuse : le ferblantier Schwartz, taillant son fer-blanc, les besicles sur son petit nez camard et les yeux écarquillés ; le tourneur Sporte faisant siffler sa roue et dévidant ses ételles en rubans sans fin ; le tisserand Koffel, tout petit et tout jaune, devant son métier, lançant sa navette avec un bruit de ferraille interminable ; le forgeron Nickel ferrant le cheval du gendarme Hierthès, à la porte de sa forge, et le tonnelier Schweyer enfonçant les douves de ses tonnes à grands coups de maillet, au fond de sa voûte retentissante.

Tous ces bruits, ce mouvement, cette lumière blanche sur les toits, cette ombre dans la rue ; le passage de tous ces gens qui le saluaient d’un air particulier, comme pour dire :

« Voilà M. Kobus de retour ; il faut que je me dépêche de raconter cette nouvelle à ma femme ; » les enfants criant en chœur à l’école : « B-A BA, B-E BE ; » et les commères réunies par cinq ou six devant leur porte, tricotant, babillant comme des pies, pelant des pommes de terre, et lui criant, en se fourrant l’aiguille derrière l’oreille : « Hé ! c’est vous, monsieur Kobus ; qu’il y a longtemps qu’on ne vous a vu ! » tout cela le réjouissait et le remettait dans son assiette ordinaire.