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LE CABALISTE HANS WEINLAND.

— Mais, cher maître, ce sont des empoisonneurs ! m’écriai-je.

— Des empoisonneurs ?… Ce sont les plus grands astrologues des temps modernes, les seuls héritiers de la kabbale ! Les vrais, les seuls empoisonneurs sont tous ces charlatans qui tiennent école de sophisme et d’ignorance. Ne sais-tu pas que tous les secrets de la kabbale commencent à trouver leurs applications ? La pression de la vapeur, le principe de l’électricité, les décompositions chimiques, à qui faut-il attribuer ces admirables découvertes, sinon aux astrologues ? — Et nos psychologues, nos métaphysiciens, eux, qu’ont-ils découvert d’utile, d’applicable, de vrai, pour traiter les autres d’ignorants et s’attribuer le titre de sages ? Mais laissons cela, ma bile s’échauffe. »

Et sa figure, impassible jusque-là, prit une expression de férocité sauvage.

« Il faut que tu partes, Christian, s’écria-t-il brusquement, il faut que tu retournes à Tubingue.

— Pourquoi ?

— Parce que l’heure de la vengeance est proche.

— Quelle vengeance ?

— La mienne.

— De qui voulez-vous tirer vengeance ?

— De tout le monde !… Ah ! l’on s’est moqué de moi… on a conspué Maha-Dévi… on l’a repoussé des écoles… on m’a traité de fou… de visionnaire… on a renié le dieu bleu, pour adorer le dieu jaune… Eh bien ! malheur à cette race de sensualistes ! »

Et, se levant, il embrassa la ville immense du regard, ses yeux gris s’illuminèrent, il sourit.

Quelques bateaux descendaient lentement la Seine ; le jardin verdoyait ; les voitures de roulage, les chargements de vin, les charretées de légumes, les troupeaux de bœufs, de moutons, de pourceaux, soulevaient la poussière des routes dans les profondeurs de l’horizon. La ville bourdonnait comme une ruche ; jamais spectacle plus splendide et plus grandiose ne s’élait offert à mes regards.

« Paris ! ville antique, ville sublime, s’écria Weinland avec une ironie poignante ; Paris idéal, Paris sentimental, ouvre tes larges mâchoires : voici venir, par tous les points de l’horizon, du liquide et du solide pour renouveler tes esprits animaux. Mange, bois, chante et ne t’inquiète pas du reste ; la France entière s’épuise pour le nourrir.

« Elle pioche du matin au soir, cette spirituelle nation, pour te faire des loisirs agréables. Que te manque-t-il ? Elle t’envoie ses vins généreux, ses troupeaux, ses primeurs des quatre saisons, ses belles jeunes filles rayonnantes de jeunesse, ses hardis jeunes hommes, et ne te demande en échange que des révolutions et des gazettes.

« Cher Paris ! centre des lumières, de la civilisation, etc., etc., etc. ; Paris !… terre promise du paradoxe , Jérusalem céleste des Philistins, Sodome intellectuelle, capitale générale du sensualisme et du dieu jaune !… sois fier de tes destinées ; tu tousses : le sol tremble ! tu te remues : le monde frissonne ! tu bâilles : l’Europe s’endort ! Qu’est-ce que l'esprit auprès de la force matérielle incarnée ? Rien !… Tu braves les puissances invisibles, tu les bafoues ; mais, attends, attends, un des fils de Maha-Dévi et de la déesse Kâli va te donner une leçon de métaphysique ! »

Ainsi s’exprimait Hans Weinland avec une animation croissante. Je ne doutais pas que la misère n’eût détraqué sa cervelle.

Que pouvait faire un pauvre diable, sans feu ni lieu, contre la ville de Paris ?

Après ces menaces, redevenu calme tout à coup, et voyant quelques promeneurs monter le labyrinthe, il me fit signe de le suivre, et nous sortîmes du jardin.

« Christian, reprit-il en marchant, j'ai quelque chose à te demander.

— Quoi ?

— Tu connais ma retraite… là, je te dirai tout. Mais il faut que tu me jures sur l’honneur d’accomplir mes ordres de point en point.

— Je le veux bien ; à une condition cependant, c’est que…

— Oh ! sois tranquille, cela ne peut intéresser ta conscience.

— Alors je vous le promets.

— Cela suffit. »

Nous étions arrivés devant le clos ; il en poussa la porte et nous entrâmes.

Il me serait difficile de rendre le sentiment d’horreur qui me pénétra, lorsque, après avoir traversé les hautes herbes du repaire, je découvris sous l’échoppe une quantité d’ossements amoncelés dans l’ombre.

J’aurais voulu fuir, mais Hans Weinland m’observait.

« Assieds-toi là ! » fit-il d’un accent impérieux, en m’indiquant une grosse pierre, entre les piliers du toit.

J’obéis.

Lui, sortant alors de sa poche une petite pipe de terre, la bourra de je ne sais quelle substance jaunâtre, et se prit à l’aspirer lentement ; il s’assit en face de moi, les jambes étendues, sa grosse trique entre les genoux.

« Christian, murmura-t-il, tandis qu’une contraction musculaire indéfinissable creusait les rides de ses joues, et relevait obliquement