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On pense bien que je ne fus pas trop pressé de répondre à son invitation. Alors il se prit à rire, me montrant de magnifiques dents blanches sous sa moustache roussâtre, puis il me dit :

« Tu ne reconnais donc pas ton professeur de métaphysique, Hans Weinland ?… Faut-il que je te fasse voir son passe-port ?

— Hans WeinlandI… est-ce possible ?… Hans Weinland avec ces joues creuses, ces yeux caves !… Hans Weinland sous ces guenilles !… »

Cependant, après un coup d’œil plus attentif, je le reconnus ; un sentiment de pitié inexprimable me saisit :

« Comment ! c’est vous, mon cher professeur !

— Moi-même ! Descends, Christian, nous causerons plus à l’aise. »

Je n’hésitai plus à descendre ; la dame Genti n’était pas encore levée, je tirai le verrou moi-même, et Hans Weinland me pressa sur son cœur avec effusion.

« Ah ! cher maître ! m’écriai-je les yeux pleins de larmes, dans quel état je vous retrouve !

— Bah ! bah ! fit-il, je me porte bien, c’est l’essentiel.

— Mais vous allez monter dans ma chambre… changer d’habits…

— À quoi bon ?… Je me trouve charmant comme cela… eh ! eh ! eh !

— Vous avez faim, peut-être ?…

— Du tout, Christian, du tout. Je me suis nourri longtemps, chez Flicoteau, de têtes de lapin et de pieds de coq ; c’était un genre de noviciat que m’imposait le dieu Famine. Aujourd’hui, mes preuves sont faites, mon estomac atrophié n’est plus qu’un mythe ; il ne me demande plus rien, sachant d’avance que ses réclamations seraient inutiles ; je ne mange plus, je fume de temps en temps une pipe, voilà tout. Le vieux fakir d’Ellora me porterait envie ! »

Et comme je le regardais d’un air de doute :

« Cela t’étonne ? reprit-il ; mais sache que l’initiation aux mystères de Mithras nous impose ces petites épreuves, avant de nous investir d’une puissance formidable. »

Tout en causant ainsi, il m’entraînait vers le Jardin-des-Plantes. On venait d’ouvrir la grille, et la sentinelle, nous voyant approcher, parut tellement étonnée de la physionomie de mon pauvre maître, qu’elle fit mine un instant de nous interdire le passage ; mais Hans Weinland ne parut même pas s’apercevoir de ce geste, et poursuivit tranquillement son chemin.

Le jardin était encore solitaire. En passant près de la cage aux serpents, Hans, me la montrant avec sa trique, murmura :

« De jolis petits animaux, Christian, j’ai toujours eu de la prédilection pour ce genre de reptiles ; ils ne se laissent pas marcher sur la queue sans mordre. »

Puis, tournant à droite, il me précéda dans le labyrinthe qui monte au cèdre du Liban.

« Arrêtons-nous ici, lui dis-je,au pied de cet arbre.

— Non, montons jusqu’au belvédère, on y voit de plus loin ; j’aime tant voir Paris et respirer le frais, qu’il m’arrive très souvent de passer des heures à cet observatoire. C’est même ce qui me retient dans ton quartier. Que veux-tu, Christian ! chacun a ses petites faiblesses. »

Nous étions arrivés à la lanterne, et Hans Weinland avait pris place sur l’une des deux grosses pierres fossiles, qui sont appuyées contre le tertre. Moi, je restai debout devant lui.

« Eh bien, Christian, reprit-il, que fais-tu maintenant ? Tu suis les cours de la Sorbonne et du Collège de France, n’est-ce pas ? Eh ! eh ! eh ! ça t’amuse toujours, la métaphysique ?

—Mon Dieu… pas trop.

—Eh ! je m’en doutais… je m’en doutais. Mais aussi quels cours ! quels cours ! — L’un s’en tient à la forme, et se croit idéaliste, car le beau, le beau idéal est dans la forme… eh ! eh ! eh ! — L’autre parle de substance ; pour lui, la substance est une idée première ; comprends-tu cela, Christian, la substance une idée première ? Faut-il être bête !

« Le plus fort est un garçon qui ne manque pas d’un certain mérite ; il s’est fait un petit système bourgeois, avec des morceaux ramassés à droite et à gauche, absolument comme on confectionne un habit de polichinelle ; aussi les Français, qui sont très forts en métaphysique, l’ont surnommé le Platon moderne ! »

Et Hans Weinland, allongeant ses longues jambes de sauterelle, partit d’un éclat de rire nerveux ; puis, redevenu calme subitement, il poursuivit :

« Ah ! mon pauvre Christian ! mon pauvre Christian ! que sont devenues les grandes écoles d’Albert le Grand, de Raymond Lulle, de Roger Bacon, d’Arnaud de Villeneuve, de Paracelse ? — Qu’est devenu le microcosme ? Que sont devenus les trois principes : intellectuel, céleste, élémentaire ? les applications des Patrice Tricasse, des Codés, des André Cornu, des Goglénius, des Jean de Hâgen, des Moldénates, des Savonarole et de tant d’autres ? et les expériences curieuses des Glaser, des Le Sage, des Le Vigoureux ?