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La PÊCHE MIRACULEUSE.

Tu me rendras cette justice, Christian, que je ne me suis jamais grisé qu’avec de l’æle ; aussi, je me porte bien. Malheureusement, Van Marius se grisait avec du genièvre. Encore s’il n’en avait bu qu’à la taverne, mais il s’en faisait apporter jusque dans son atelier ; il ne travaillait avec enthousiasme que lorsqu’il en avait une ou deux chopines dans l’estomac et que les yeux lui sortaient de la tête. Alors il fallait le voir, il fallait l’entendre hurler, chanter et siffler. Tout en mugissant comme la mer, il brossait sa toile à tour de bras : chaque coup de pinceau soulevait une vague ; à chaque sifflement on voyait les nuages approcher, grossir, s’entasser. Tout à coup il prenait sa brosse au vermillon, et voilà que la foudre coulait du ciel noir sur les flots verts, comme un jet de plomb fondu... et dans le lointain, au-dessous de la voûte sombre, au loin, bien loin, on découvrait une barque, un cutter, n’importe quoi, écrasé entre tes ténèbres et l’écume… C’était épouvantable ! —Quand Van Marius peignait des scènes plus calmes, il se faisait jouer de la clarinette par le vieil aveugle Coppélius, à raison de deux florins par jour ; il coupait son genièvre avec de l’æle et mangeait des saucisses pour représenter des scènes champêtres. Tu conçois, Christian, qu’avec un régime pareil, il devait se détériorer le tempérament. Combien de fois ne lui ai-je pas dit : « Prends garde, Jan, prends garde, le genièvre te jouera un mauvais tour ! »

« Mais, bien loin de m’écouter, il entonnait un refrain bachique d’une voix tonnante, et finissait toujours par imiter le chant du coq. C’était son plaisir favori d’imiter le chant du coq. Ainsi, par exemple, à la taverne, quand son verre était vide, au lieu de frapper sur la table comme tout le monde pour prévenir la servante, il agitait les bras et lançait des ko-ko-ri-ko ! jusqu’à ce qu’on eût rempli sa chope.

« Depuis longtemps Marius me parlait de son chef-d’œuvre : la Pêche miraculeuse. Il m’en avait fait voir les premières esquisses, et j’en étais émerveillé, lorsqu’un beau matin il disparut subitement de Leyde, et, depuis, personne n’a reçu de ses nouvelles. »

Ici, Cappelmans ralluma sa pipe d’un air rêveur et poursuivit :

« Hier soir, j’étais à la taverne du Cruchon d’Or, en compagnie du docteur Roëmer, d’Eisenlœffel, et de cinq ou six vieux camarades. Vers dix heures, je ne sais plus à quel propos, Roëmer se mit à déclamer contre les pommes de terre, déclarant que c’était le fléau du genre humain ; que depuis la découverte des pommes de terre, les aborigènes de l’Amérique, les Irlandais, les Suédois, les Hollandais, et généralement tous les peuples qui boivent beaucoup de spiritueux, au lieu de jouer comme autrefois leur rôle dans le monde, se trouvaient réduits à l’état de zéros. Il attribuait cette décadence à l’eau-de-vie de pommes de terre, et tout en l’écoutant, — je ne sais par quelle évolution singulière de mon esprit, — le souvenir de Van Marius me revint en mémoire : « Pauvre vieux ! me dis-je en moi-même, que fait-il maintenant ? A-t-il terminé son chef-d’œuvre ? Pourquoi diable ne donne-t-il pas de ses nouvelles ?

« Comme je réfléchissais à ces choses, le watchman Zélig entra dans la salle pour nous prévenir qu’il était temps de quitter la taverne : onze heures sonnaient. — Je rentre donc chez moi, la tête un peu lourde. Je me couche et je m’endors.

« Mais voilà qu’une heure après, Brigitte, la ravaudeuse en face, allume ses rideaux. Elle crie : « Au feu ! » J’entends courir dans la rue, j’ouvre les yeux, et qu’est-ce que je vois ? Un grand coq noir perché sur un chevalet au beau milieu de mon atelier.

« En moins d’une seconde, les rideaux de la vieille folle avaient flambé, puis s’étaient éteints d’eux-mêmes. Tout le monde s’en allait en riant… Mais le coq noir restait toujours à sa place, et comme la lune brillait entre les tours dé l’hôtel de ville, ce singulier animal m’apparaissait on ne peut mieux. Il avait de grands yeux jaunes cerclés de rouge, et se grattait la tête du bout de la patte.

« Je l’observais depuis au moins dix minutes, me demandant par où cet animal bizarre avait pu se glisser dans mon atelier, lorsque, relevant la tête, le voilà qui me dit :

« Comment, Cappelmans, tu ne me reconnais pas ? Je suis pourtant l’âme de ton ami Van Marius !

« — L’âme de Van Marius ! m’écriai-je. Van Marius est donc mort ?

« — Oui, répondit-il d’un air mélancolique, c’est fini, mon pauvre vieux. J’ai voulu jouer la grande partie contre Hérode Van Gambrinus ; nous avons bu deux jours et deux nuits sans désemparer. Le matin du troisième jour, comme la vieille Judith éteignait les chandelles, j’ai roulé sous la table ! Maintenant, mon corps repose sur la colline d’Osterhaffen, en face de la mer, et je suis à la recherche d’un nouvel organisme… Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : je viens te demander un service, Cappelmans !

« — Un service ! Parle… Tout ce qu’un homme peut faire, je le ferai pour toi !

« — À la bonne heure ! reprit-il, à la bonne heure ! j’étais sûr que tu ne me refuserais pas.