Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/278

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
26
MON ILLUSTRE AMI SELSAM.


d’instruire Théodore de notre détermination.»

Puis, s’adressant à moi :

« Mon cher ami, la position de ta respectable tante exige un remède héroïque. Après y avoir longtemps réfléchi, une idée lumineuse est venue m’éclairer. — Quel est son mal ? C’est l’affadissement du système nerveux, c’est la débilité résultant de l’abus de la musique. — Eh bien, que faire en pareille circonstance ? — Le plus rationnel est de fondre dans le même traitement le principe d’Hippocrate : Contraria contrariis curantur, et celui de notre immortel Hahnemann : Similia similibus curantur. — Qu’y a-t-il de plus contraire à la musique fade et sentimentale de nos opéras, que la musique sauvage des Hébreux, des Caraïbes et des Abyssins ? — Rien. Donc, j’emprunte leurs instruments, j’exécute un air des Hottentots en présence de ta respectable tante , et le principe contraria contrariis est satisfait. D’autre part, qu’y a-t-il de plus semblable à la musique que la musique ? — Évidemment, rien. Donc, le principe similia similibus est aussi satisfait.

Cette idée me parut sublime.

« Selsam, m’écriai-je, tu es un homme de génie ! Hippocrate a résumé la thèse, et Hahnemann l’antithèse de la médecine ; mais toi, tu viens de créer la synthèse : c’est une découverte grandiose !…

— Hé ! je le sais bien, fit-il, mais laisse-moi finir. En conséquence je me suis adressé à M. le conservateur du Musée des Voyages, qui non-seulement consent à nous prêter le tamtam, le busca-tibia le karabo de sa collection, mais veut bien encore nous offrir son concours et jouer du fifre, ce qui complétera notre improvisation harmonique d’une façon très-heureuse. »

Je m’inclinai profondément devant M. le conservateur, et lui exprimai toute ma gratitude. Il en parut touché et me dit :

« Monsieur le conseiller, je suis heureux de pouvoir vous rendre service, ainsi qu’à la respectable dame Annah Wunderlich, dont les nombreuses vertus sont obscurcies par cette exagération malheureuse des jouissances musicales, et l’abus des instruments à cordes. Puissions-nous réussir à la ramener aux goûts simples de nos pères !

— Oui, puissions-nous réussir ! m’écriai-je.

— En route ! Messieurs, dit Selsam, en route ! »

Tout le monde descendit alors le grand escalier. Onze heures sonnaient ; la nuit était sombre, pas une étoile ne brillait au ciel ; un vent d’orage faisait crier les girouettes et balançait les réverbères. Nous nous glissions contre les murs comme des malfaiteurs, chacun de nous tenant son instrument caché sous ses habits.

Arrivés à la porte de ma tante, j’introduisis délicatement la clef dans la serrure, et Selsam ayant allumé un rat-de-cave, nous entrâmes dans le vestibule en silence. Là, chacun prit son poste en face de la chambre à coucher, et, son instrument à la bouche, attendit le signal.

Tout cela s’était fait avec tant de prudence, que rien n’avait bougé dans la maison. Selsam entr’ouvrit même doucement la porte, puis, élevant la voix :

« Partez ! » s’écria-t-il.

Et je soufflai dans ma corne de bœuf : le tam-tam, le fifre, le karabo, tout retentit à la fois.

Impossible de rendre l’effet de cette musique sauvage. On aurait dit que la voûte du vestibule allait s’écrouler.

Nous entendîmes un cri ; mais, bien loin de cesser, une sorte de rage nous saisit, et la grosse caisse, le tam-tam, de redoubler leur fracas, au point que moi-même je n’entendais plus les sons de ma trompe, dont le bruit domine cependant les roulements du tonnerre ; mais le tam-tam était encore plus fort : ses vibrations lentes et lugubres éveillaient en nous un sentiment de terreur inexprimable, comme à l’approche d’un festin de cannibales où l’on doit figurer en qualité de rôti ; nos cheveux étaient debout sur nos têtes, comme des baguettes : — la trompette du Jugement dernier, sonnant le réveil des morts, ne produira pas un effet plus terrible !

Vingt fois Selsam nous avait crié d’arrêter ; nous étions sourds, une sorte de frénésie diabolique s’était emparée de nous.

Enfin, épuisés, hors d’haleine et pouvant tout au plus nous tenir sur nos jambes, tant nous étions rendus de fatigue, il fallut bien cesser cet épouvantable vacarme.

Alors Selsam, levant le doigt, nous dit :

« Silence !… Écoutons ! »

Mais nos oreilles bourdonnaient, il nous était impossible de percevoir le moindre bruit.

Au bout de quelques minutes, le docteur, inquiet, poussa la porte et pénétra dans la chambre pour voir l’effet de son remède.

Nous l’attendions avec impatience. Il ne revenait pas, et j’allais entrer à mon tour, quand il sortit extrêmement pâle et nous regarda d’un air étrange :

« Messieurs, dit-il, sortons !

— Mais quel est le résultat de l’expérience, Selsam ? »

Je lui tenais le bras ; il se retourna brusquement et me répondit :