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MON ILLUSTRE AMI SELSAM.

routes de ce vaste pays, où vont et viennent sans cesse des estafettes plus rapides que l’éclair, portant aux extrémités les ordres de la molécule centrale, ou prévenant celle-ci des besoins et des dangers qui affectent ou menacent ses innombrables sujets. Alors tout marche, tout s’émeut, tout s’agite, tout se porte au but assigné par l’âme. Cependant chaque molécule a sa tâche et sa nature propre ; ainsi, Théodore, voici les organes de la respiration : les poumons ; voici ceux de la circulation du sang : le cœur, les veines, les artères ; voici ceux de la digestion : l’estomac, les intestins. Eh bien, ne va pas croire qu’ils se composent des mêmes éléments, des mêmes êtres. Non ! quand la décomposition arrive, les poumons produisent le genre d’insectes appelés douves, qui se fixent, comme la sangsue, au moyen de deux pores : leur corps est long et filiforme. Les intestins produisent des lombrics formés d’anneaux charnus : ils sont cylindriques, roses, amincis aux extrémités et ne ressemblent en rien aux douves. Le cœur produit des fongus hématodes, sorte de champignons rongeurs. — Ainsi de chaque organe.

« L’homme vivant est tout un univers soumis à une volonté!... Et sache bien que chacun de ces infiniment petits a son âme immortelle. L’Être suprême n’accorde pas de privilège d’immortalité ; car tout, depuis l’atome jusqu’aux ensembles incommensurables de l’espace, tout est soumis à la justice absolue ; jamais une molécule n’est hors de la place que lui assigne son mérite ; cela seul nous explique l’ordre admirable du monde : de même que l’homme, parcelle de l’humanité, obéit forcément à Dieu, de même la molécule agit selon la volonté de l’homme vivant. Conçois-tu, maintenant, Théodore, la puissance infinie de ce grand Être, dont la volonté agit sur nous comme notre âme agit sur notre chair et notre sang ? La nature tout entière est la chair et le sang de Dieu ; il souffre par elle, il vit par elle, il pense par elle, il agit par elle : chacun de ses atomes est impérissable, car Dieu ne peut périr dans un seul de ses atomes.

— Mais où donc est la liberté ? m’écriai-je ; si je suis une molécule asservie, comment suis-je responsable de mes actes ?

— La liberté est intacte, dit Selsam, car la molécule de ma chair peut se révolter contre tout mon être ; c’est ce qui arrive, mais alors elle périt et mon organisme l’élimine. Elle a été libre, elle a subi les conséquences de son acte. Moi aussi je suis libre ; je puis me révolter contre les lois de Dieu, je puis abuser de mon pouvoir sur les êtres qui me composent, et par là même entraîner ma dissolution. Les molécules redeviennent indépendantes, et mon âme perd son pouvoir ! Ne suffit-il pas de constater que nous souffrons par nos fautes, pour reconnaître que nous en sommes responsables, et par conséquent libres ? »

Je n’avais plus rien à répondre, et nous restions là, nous regardant l’un l’autre jusqu’au fond de lame.

« Tout cela, mon cher Selsam, lui dis-je enfin, me parait fort logique, ce sont des théories superbes ; mais je ne comprends pas leur rapport avec ton bocal, avec la maladie de ma tante, et l’air de musique que tu m’as fait jouer.

— Rien de plus simple, fit-il en souriant ; tu ne peux pas ignorer que la vibration des sons imprime au sable amassé sur un tambour des mouvements rapides, et lui fait tracer des figures géométriques d’une régularité merveilleuse…

—Sans doute, mais…

—Mais, s’écria-t-il avec impatience, laisse-moi finir ! De même les sons agissent sur les molécules d’un liquide, d’où résultent des combinaisons infinies, avec cette différence toutefois, que ces molécules étant mobiles, les figures qui en résultent sont des êtres animés : c’est ce que les physiciens appellent la création équivoque. Or les sons, agissant sur le système nerveux, produisent un dégagement électrique, lequel agit à son tour sur les liquides enfermés dans notre corps, d’où naissent des milliers et des milliards d’insectes qui attaquent l’organisme, et produisent une foule de maladies, telles que le tintouin, la surdité, la berlue, l’épilepsie, la catalepsie, l’idiotisme, le cauchemar, les convulsions, la danse de Saint-Guy, les spasmes de l’œsophage, la colique nerveuse, la coqueluche, les palpitations, et généralement cette infinité de maladies auxquelles les femmes qui s’adonnent à la musique sont particulièrement sujettes, et dont la nature est restée inconnue jusqu’à ce jour. En effet, les insectes en question, savoir : les myriapodes, qui ont six pieds, sans ailes ; les thysanoures, qui ont l’abdomen garni, sur le côté, de fausses pattes , les parasites, dont les yeux sont lisses et la bouche en forme de suçoir ; les coléoptères, qui possèdent des mandibules très-fortes ; les lépidoptères, qui ont deux filets roulés en spirale formant une langue ; les névroptères, les hyménoptères, les ripiphores… tous ces milliards de rongeurs se répandent à l’intérieur de notre corps, comme dans un vieux meuble vermoulu ; ils y enfoncent leurs tenailles, leurs ongles, leurs pics, leurs râpes, leurs tarières et vous disloquent de fond en comble. C’est l’histoire du peuple