Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
14
LE TRÉSOR DU VIEUX SEIGNEUR.

éveillé. Les petites vitres de ma fenêtre étaient blanches de givre.

« Tout le reste de la nuit, je ne fis que repasser mon rêve ; il ne m’en restait que les principales circonstances, mais bientôt je devais le retrouver tout entier, à mesure que les objets réels m’en rappelleraient les moindres détails.

« Il me fallut patienter encore tout ce jour là jusqu’au soir. En me rendant à la jetée, à six heures, avec ma charrette, j’avertis le vieux Zulpick que je serais de retour vers huit ou neuf heures, et qu’alors nous pourrions causer. Il me répondit par une inclination de tête, en m’indiquant l’entrée de sa cave.

« À neuf heures, le bateau passa ; vers dix heures j’étais de retour. Après avoir mis ma charrette sous le hangar, je me rendis à la tour de Gontran. Zulpick m’attendait ; nous descendîmes en silence, et dès ce moment je fus convaincu que l’instant de notre grande découverte était proche, car, tout en descendant l’escalier, il me souvint de l’avoir déjà parcouru dans mon rêve, mais je n’en dis rien. Arrivé au fond de la cave, tous mes doutes, s’il m’en était encore resté, auraient cessé : je connaissais ce local, cette voûte basse, ces vieux murs, cette table de sapin appuyée contre la meurtrière, ces quatre vitres rondes fêlées, ce grabat, ces paquets de cordes roulés dans un coin, tout, j’avais tout vu chez le père Zulpick, comme un familier de son trou, et déjà, de l’œil, je marquais la dalle qu’il faudrait soulever, si nous parvenions à nous entendre.

« Une lampe de fer-blanc brillait sur la table ; le vieux cordier s’assit sans façon sur l’unique chaise mal rempaillée du taudis, et m’indiqua du doigt un coffre où je pris place. Zulpick, avec son crâne chauve, les deux mèches de cheveux qui lui restaient autour des oreilles, son nez camard, ses yeux luisants et son menton en pointe, avait l’air inquiet, préoccupé ; il m’observait d’un œil sombre, et le premier mot qu’il me dit fut :

« — Le trésor est à moi ; je n’aime pas qu’on me vole. Il est à moi, je l’ai gagné ! Je ne suis pas de ceux qui se laissent dépouiller, entends-tu ?

« — Alors bon, répondis-je en me levant,puisqu’il est à vous, gardez-le. »

« Et je fis un pas pour me retirer.

« Lui, se levant et m’arrêtant par le bras d’un geste brusque, en grinçant des dents, me dit :

« — Écoute, combien veux-tu ?

« — Je veux la moitié.

« — La moitié ! fit-il, c’est abominable ! c’est un vol !

« — Eh bien ! gardez tout. »

« Et je gravi la première marche.

« Alors, m’arrachant presque le pan de ma souquenille, il hurla :

« — Tu ne sais rien… rien ! Tu veux m’éprouver, m’épouvanter. Je trouverai bien tout seul.

« — Pourquoi donc me retenez-vous ?

« — Allons, assieds-toi, fit-il en ricanant d’un air bizarre. Voyons, puisque tu sais… qu’est-ce qu’il y a dans le trésor ? »

« Je revins m’asseoir.

« — Il y a d’abord la couronne à six branches, en or, quatre gros diamants à chaque branche, la croix au-dessus.

« — Oui… il y a cela.

« — Et puis il y a l’épée, la grande épée à poignée d’or.

« — C’est vrai !

« — Et la coupe en or, avec des perles blanches, rouges et jaunes.

« — Oui… oui… il y a tout cela ! Je me rappelle : ma coupe, mon épée, ma couronne. On me les a laissées, je l’ai voulu ainsi ; mais je veux les ravoir.

« — Ah ! si vous voulez tout garder, m’écriai-je, furieux d’un pareil égoïsme, si vous voulez tout garder… ma foi, je m’en vais. »

« Et je partis indigné.

«  Mais lui, me sautant encore une fois au bras, s’écria :

« — Nous pourrons nous entendre pour le reste. Il y a de l’or, n’est-ce pas ?

« — Oui, le cercueil est plein de pièces d’or. »

«  À ces mots, il devint tout vert et dit :

«  Je garde l’or ! tu auras l’argent.

«  — Mais il n’y a pas d’argent, m’écriai-je ; et d’ailleurs, s’il y en avait, je n’en voudrais pas, entendez-vous ? »

« Le vieux fou, d’un ton féroce, se mit alors à vouloir me supplier, à vouloir m’attendrir. Mais il m’était facile de voir qu’il aurait essayé de m’étrangler s’il s’était senti le plus fort et s’il n’avait pas eu besoin de moi.

« — Voyons, disait-il, écoute-moi, Nicklausse, tu es un brave garçon, tu ne veux pas me voler. Je te dis que ce trésor m’appartient ; depuis cinquante ans je le cherche. Je me rappelle l’avoir gagné il y a longtemps… bien longtemps ! Seulement, je ne peux pas en jouir par la vue, mais c’est égal, puisqu’il est à moi !

« — Eh bien ! puisqu’il est à vous, laissez-moi tranquille.

« — Tu vas le déterrer ! » hurla-t-il en sautant sur une hachette. »

« Heureusement, j’avais sous la main ma grosse trique à pointe de fer, ayant prévu que