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MAITRE DANIEL ROCK.

« Oui, messieurs, vous avez raison ; il vaut mieux être dans la voiture que devant les roues. »


XXI


Sept ou huit jours après ces événements extraordinaires, Horace, Fragonard et Cyprien firent charger sur le chemin de fer leurs meubles et leurs instruments de mathématiques.

On avait enseveli les restes de Rock et de ses fils dans les caveaux de Felsenbourg, selon le vœu de Thérèse.

Ces caveaux, ayant été bénits jadis par les évêques de Metz et de Trêves, pouvaient être considérés comme terre sainte.

Le soir même de la triste cérémonie, Fuldrade avait quitté le donjon… On ne savait ce qu’elle était devenue, mais le surlendemain, Sperver le braconnier, revenant de chasser le cerf aux environs du Schnéeberg, raconta qu’il avait rencontré dans ces régions sauvages la vieille diseuse de légendes suivie de ses deux chèvres : elle portait le livre des chroniques sous son bras et se dirigeait lentement vers les ruines du Nideck !

Avant de quitter Felsenbourg, monsieur Horace fit plusieurs visites aux autorités locales, entre autres à monsieur Zacharias Piper et au père Nicklausse.

Monsieur le curé se promenait dans le jardin du presbytère, lorsqu’il le vit apparaître. Aussitôt, refermant son bréviaire, il fit quelques pas à sa rencontre :

« Vous venez prendre congé de nous, monsieur l’ingénieur ?

— En effet, monsieur le curé, je viens vous présenter mes adieux. »

Ils entrèrent dans la petite gloriette en treillis, toute couverte de chèvrefeuille et de pampres, et, s’étant assis, ils se mirent à causer des changements survenus dans le pays depuis cinq ans.

« Ah disait le père Nicklausse, ce sont de belles choses que vos chemins de fer, vos machines à vapeur de toutes sortes… mais que devient l’innocence des mœurs, que deviennent les bonnes traditions, le respect de la vieillesse, la croyance aux vérités étemelles de notre sainte religion, la soumission des cœurs, la naïveté de la foi ?… Tout dépérit, tout est mis à néant ! La vieille hospitalité de nos montagnes, — cette hospitalité traditionnelle si conforme au caractère des montagnards, et qui faisait le charme de nos bois, — l’hospitalité même se retire et s’en va je ne sais où… Rien ne se fait plus que pour de l’argent… Ah ! monsieur l’ingénieur, votre civilisation a bien son revers ! »

Ainsi se lamentait le digne homme, et monsieur Horace l’écoutait en souriant, sans l’interrompre, car monsieur le curé Nicklausse aimait parler de suite, comme en chaire.

Enfin, voyant qu’il avait tout dit :

« Tout cela, monsieur, répondit-il, est très-vrai… Les hommes d’aujourd’hui n’ont plus les idées du XVe siècle, mais Hugues Capet n’avait pas les idées de Clovis ; saint Louis n’avait pas les idées de Hugues Capet, et Louis XI n’avait pas celles de saint Louis. Chacun de ces grands hommes représentait les idées de son temps ; s’ils en avaient eu d’autres, au lieu d’être grands, ils auraient été très-petits ; au lieu de rendre service à l’humanité, ils en auraient été les fléaux. Vouloir maintenir les principes et les idées d’une autre époque, c’est manquer de bon sens ; c’est vouloir faire rentrer la poule dans l’œuf, l’œuf dans le germe, et tous les germes dans le premier coq. Tous ceux qui jusqu’à présent ont entrepris cette tâche passent aux yeux des hommes sensés pour être dépourvus de raison. On peut regretter les vieilles mœurs, les anciennes traditions… c’est très-poétique… mais si les gens qui vivaient sous Hugues le Borgne, et qu’on pendait par douzaines, lorsque le seigneur Hugues fronçait le sourcil… si ces gens-là revenaient, avec le souvenir de l’herbe qu’ils étaient forcés de paître la moitié de l’année… je crois que le sort du plus misérable manœuvre de nos jours leur paraîtrait digne d’envie.

« Remarquez, monsieur le curé, que toutes nos anciennes prières ont ce paragraphe :

« Préservez-nous, Seigneur, de la faim ! » Que de larmes, que de douleurs et de désespoir dans ce peu de mots ! Ah ! nos pauvres pères ! qu’ils ont dû souffrir sous les Luitprand, les Barthold et autres ! C’est pour nous, leurs descendants, que le Seigneur daigne enfin exaucer leur humble prière ! »

Monsieur le curé Nicklausse, à cette tirade, resta tout étonné ; il ne savait que répondre et regardait son bréviaire en soupirant.

« Telle est mon opinion sur les vieilles mœurs, reprit Horace, et cette opinion ne résulte pas de mes lectures poétiques, ni de mes études sur l’histoire, mais de la recherche des institutions de prévoyance du XIIe siècle, dont je n’ai pas trouvé trace.

« Quant à la vapeur… aux chemins de fer… à toutes ces inventions que vous déplorez, elles feront la gloire éternelle de notre temps.