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MAITRE DANIEL ROCK.

avait toujours soin de regarder d’abord en tout sens, de sa fenêtre, comme s’il eût redouté quelque rencontre fâcheuse.

Mais les braves gens de Felsenbourg n’étaient pas au bout de leurs étonnements : bientôt on s’aperçut que la vieille tour s’illuminait régulièrement tous les soirs, et que le bruit de la forge se faisait entendre… Alors la stupéfaction générale fut à son comble.

Cela débutait lentement vers dix heures, quand les portes se ferment, quand on se crie « bonsoir » et que le silence s’établit au loin.

En ce moment, commençait le tic toc colossal des marteaux dans les ruines.

À ce bruit, tous les chiens du voisinage s’éveillaient ; on n’entendait plus que des aboiements lugubres. Quand l’un de ces animaux, à force de hurler, avait fini par s’enrouer, aussitôt un autre reprenait le chant, et, dans les intervalles de silence, on entendait toujours à la cime des airs : tic toc… tic toc… Ainsi de suite pendant toute la nuit.

Personne ne pouvait plus fermer l’œil ; on s’éveillait, le mari appelait sa femme :

« Christina !

— Quoi donc ?

— Écoute ! que peuvent-ils faire là-haut ? Que font-ils ?

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ?… Tu pouvais bien me laisser dormir !

— Oui, mais moi je veille depuis trois heures, et ça m’ennuie de veiller seul. Tiens ! maintenant voilà le chien de Krâmer qui cornmence : entends-tu ?

— Mais, oui… j’entends ! »

Tic toc… tic toc… D’autres chiens mêlaient leurs voix à ce concert… puis les coqs chantaient… On n’avait pas dormi… Tout le village se désolait.

« Le vieux a résolu de nous faire périr de sommeil ! Ah ! le brigand ! nous voyons maintenant ce qu’il voulait ! »

Plusieurs allèrent même trouver maître Zacharias, pour lui demander si l’on n’aurait pas le droit d’empêcher les Rock de forger la nuit. Maître Zacharias, fort inquiet, s’était adressé la veille au sous-préfet. Il lui fut répondu que les ruines étant à plus d’un kilomètre de Felsenbourg, il n’y avait rien à dire. Zacharias, de plus en plus consterné, demanda qu’on fit une visite domiciliaire là-haut. Mais une visite domiciliaire, pourquoi ? il fallait au moins un motif. Les forgerons sont dans l’usage de forger la nuit, on ne peut pas leur en faire un crime.

Ainsi rien ne pouvait empêcher le vieux Rock de faire périr les gens à sa manière : c’était peut-être son but !

La stupéfaction devint universelle. Chaque soir, avant de se coucher, plus de cent personnes se tenaient dans la rue, le nez en l’air, regardant la vieille ruine s’éclairer d’étage en étage, les meurtrières étendre leurs flammes pourpres sur les rochers.

Tout à coup le bruit des marteaux commençait, et se continuait jusqu’à six heures du matin. Il y avait de quoi se désoler.

Ceux qui jadis avaient voulu se moquer du vieux Rock ne riaient plus ; au contraire, ils disaient :

« M. le maire ferait bien d’envoyer à ces gens-là une députation du conseil municipal ; et, puisqu’on n’a pas le droit de les pendre, on devrait les supplier humblement de rentrer au village, avec promesse de punir sévèrement ceux qui riraient d’eux ou qui les regarderaient de travers… Peut-être qu’ils s’apaiseraient alors, et nous laisseraient dormir comme autrefois… Ah ! que nous étions heureux avant le retour de ces brigands : comme nous dormions bien ! »

C’est ainsi que se lamentait tout le monde ; mais, vers ce temps-là, maître Zacharias crut avoir trouvé des raisons suffisantes pour obtenir la visite domiciliaire qu’il sollicitait.

Jacques Polack, le crieur public, le voyant un jour fort soucieux et sachant qu’il rêvait constamment des Rock, lui dit :

« Monsieur le maire, vous n’ignorez pas que depuis six ans le conseil municipal me promet une augmentation : on me renvoie d’année en année, cependant personne ne tambourine et ne crie aussi bien que moi dans le pays… pas même le crieur de Phalsbourg, Harmentier, qui vient d’avoir un enrouement dont il ne se relèvera jamais de sa vie… lui seul pourtant pouvait lutter contre moi.

— Sans doute, fit le maire, mais…

— Écoutez-moi jusqu’au bout, monsieur le maire… sans vous interrompre. Voilà ce que je vous propose : tout le monde est dans la désolation à cause des Rock… eh bien ! si vous me promettez d’obtenir cent francs d’augmentation pour moi, je me dévoue dans l’intérêt de la commune… je monte hardiment à la brèche et je vous dis ce qui se passe dans la tour.

— Vous seriez capable de cela ? s’écria maître Zacharias ; que c’est noble de votre part, Polack !

— Oui, monsieur le maire, c’est noble, car je risque ma vie… Les Rock sont capables de m’exterminer, s’ils voient que je les observe… C’est très-noble de ma part… Mais il me faut les cent francs d’augmentation ; sans ça, je fais comme tout le monde, je me couche tran-