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MAITRE DANIELIV ROCK.

de bottes éculées, de rasoirs et de brimborions de toute sorte !… Pendant vingt ans, tu courras de village en village, traînant une vieille vache liée par les cornes ; puis tu te nicheras dans une baraque de savetier au coin d’une rue, pour faire le commerce en gros. Enfin tu seras mylord … et tu fonderas des chemins de fer, des usines et des télégraphes électriques : compte là-dessus, Élias ! »

Or, quand le Seigneur vous dit ces choses, c’est qu’il ne vous trouve pas dépourvu de bon sens, et cela finit toujours par réussir.

Élias Bloum avait le génie du commerce et de l’industrie, c’est pourquoi le brave homme eut bientôt sous la main des architectes, des piqueurs, des ouvriers de toute sorte, des manœuvres par centaines. Il organisa son entreprise sur une vaste échelle, et les autres n’eurent qu’à l’imiter pour bien faire.

Ceux qui jadis ont parcouru les Vosges, calmes, solitaires, silencieuses, ne voyant que de loin en loin un visage d’homme, pâtre ou garde forestier, sous le feuillage ; un hameau de trois ou quatre maisonnettes dans les rochers, le coq d’une chapelle au milieu des sapins, quelques chèvres efflanquées sur les cimes bleuâtres ; n’entendant que le sifflement de la grive, le cri perçant de la buse, le coup de hache du bûcheron, le tic-tac monotone de la scierie, le bruissement éternel des torrents… et cela des journées entières ; ceux qui se rappellent ces solitudes, ces grands bois, ces vieillards, hâves, déguenillés, ces femmes et ces enfants pieds nus comme de vrais sauvages, la figure hâlée, les cheveux épars, vous regardant tout étonnés de la rencontre d’un voyageur ; le pauvre curé, la soutane rapiécée, son bréviaire sous le bras, grimpant la côte au milieu des arbres ; le triste maître d’école à la fenêtre de sa grande salle déserte, attendant un élève qui n’arrivait jamais : ceux qui se rappellent ces choses, et qui n’ont pas le secours des vieilles chroniques pour peupler le pays de grandes chasses et de batailles, ne peuvent être de l’avis de maître Rock ; ils bénissent le chemin de fer d’avoir fait circuler l’argent, c’est-à-dire le travail et l’aisance, dans ces contrées lointaines.

Ah ! ce fut un magnifique spectacle, de voir accourir de tous les points de la France et de l’étranger des ouvriers, innombrables pour accomplir ce grand ouvrage. Ils couvrirent la montagne par milliers… ils se répandirent dans les vallons d’alentour… ils vécurent dans des huttes et se firent la soupe en plein air.

C’étaient tous de robustes gaillards, arrivant de l’Auvergne, de la Belgique, de la Savoie, enlevant des pelletées de terre d’un panier ; ayant de grands colliers de barbe autour des mâchoires, de petites boucles d’oreilles en argent, des bras énormes, le teint pâle et des dents blanches ; aimant la viande et le bon vin, et travaillant comme quatre à l’effet de se les procurer.

Il fallait les voir, pendus en grappes sur des planchettes le long des abîmes, abattant les rochers comme de vieilles murailles décrépites, dépeçant le granit à coups de masses, de piques, de maillets : des corbeaux acharnés sur un cadavre n’ont pas plus d’ardeur. Des quartiers de pierre croulaient du haut des nues avec un fracas terrible : les torrents au-dessous en étaient encombrés, et ces gens-là ne se donnaient seulement pas le plaisir de tourner la tête pour regarder ; ils allaient… allaient toujours.

Il fallait les voir traîner d’énormes brouettes, à la file comme les fourmis, suivant toujours le même sentier, jusqu’à ce que les côtes fussent aplanies ou les vallons comblés ; puis entrer sous la terre, construire leurs voûtes immenses dans les ténèbres, élever leurs terrasses d’une cime à l’autre, endiguer les eaux fangeuses, comme un enfant écarte un ruisselet de la main.

Et puis ces arches qui s’élevaient de terre lentement et se penchaient avec hardiesse au-dessus des précipices… et ces canaux… et ces avenues immenses s’ouvrant à travers le roc vif… et ces explosions de mines, chassant du fond des souterrains leur mitraille de cailloux et de terre comme des canons immenses… et ces frémissements de la côte… et ces rugissements des échos… Il fallait voir… il fallait entendre tout cela : c’était vraiment beau.

Felsenbourg, au bout d’un mois, n’était plus qu’une grande auberge, où venaient dormir des centaines d’ouvriers. Tout le monde y trouvait son gain : le boulanger, le charron, le menuisier… tout le monde !

« Ah ! s’écriait parfois Bénédum, quelle forge… quelle forge mon ami Daniel aurait pu avoir !… un homme si habile dans son état… si laborieux… et des fils si bons ouvriers !… Il aurait trempé cent pioches par jour… il aurait forgé… forgé… tout ce qu’on aurait voulu… il aurait gagné de l’argent comme un juif… Quel malheur ! »

Cependant maître Daniel et ses fils, guéris de leurs blessures, venaient d’être transférés à Nancy, et l’on apprit qu’on allait les juger.

Autrefois, cet événement aurait ému toute la montagne ; les commères, en balayant leur porte le matin, en auraient causé six mois, avec des exclamations et des gestes pathéti-