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pas lent, s’acheminant vers la tour, où les Parisiennes la suivirent, malgré les instances de M. Anatole qui leur disait :

« Mesdames, je vous en prie… je vous en prie… restez !… Cette vieille ne m’inspire aucune confiance… Elle a le regard faux, le sourire équivoque… Il vaut mieux nous en aller. »

Mais elles tenaient toutes à connaître leur avenir.

Sur le seuil de la tour, Fuldrade s’accroupit en plein soleil ; sa face était blanche d’une lumière intérieure, et les mille rides qui la sillonnaient avaient disparu.

Elle s’assit donc sur le seuil et dit en levant sa petite main sèche :

« Il est écrit : « Vous ne tenterez point le Seigneur, votre Dieu ! » Pourquoi me demandez-vous donc à connaître votre avenir ? »

Puis, les regardant d’un œil de pitié :

« Quel est l’avenir de l’oiseau qui passe, ou de la feuille qu’emporte le vent ? »

Mais ces paroles judicieuses ne firent aucune impression sur ces dames, en quelque sorte possédées du diable. Diane, Juliette, Malvina, présentèrent à la fois leurs mains blanches à la diseuse de légendes, et presque aussitôt le front de celle-ci s’abaissa, ses yeux se voilèrent, et, d’un accent sourd, terrible, elle murmura :

« Elles le veulent !… elles le veulent !… »

Puis, saisissant une main au hasard, sans lever les yeux, celle de Diane :

« Que veux-tu savoir ? » demanda-t-elle.

Mais Diane, plus pâle que la mort, — car elle avait peur… bien peur… — avant de répondre, dit :

« Mesdames et monsieur, de grâce, laissez-moi seule… Je me retirerai à mon tour. »

Alors M. Anatole et les dames s’éloignèrent et Diane, se penchant, murmura :

« Ma mère, Horace m’épousera-t-il ? »

Fuldrade sourit avec amertume.

« Il te l’a promis ! Folle… folle ! Il te l’a promis !… mais toi… tiens-tu tes promesses ? Je vois là-bas… là-bas… deux vieillards à tête blanche… Depuis trois ans ils attendent une lettre de leur fille… de leur fille qu’ils ont élevée avec tant d’amour, du prix de leur pénible travail… et cette fille… »

Diane ne voulut pas en entendre davantage ; elle se sauva, défaite, éperdue, et la vieille continua seule ses prédictions, car la malheureuse jeune femme s’était jetée dans les bras d’Anatole, fondant en larmes, et celui-ci disait :

« Diane ! allez-vous ajouter foi au sot radotage de cette vieille ? Ah ! le maudit juif !… je ne suis pas méchant, mais il me le payera !… Malvina… Malvina… je vous en supplie… au nom du bon sens, n’allez pas entendre de telles sottises… Voyez-en l’effet… »

Mais les femmes, une fois qu’elles sont possédées d’une idée, n’entendent plus raison : celle-ci croyait être plus heureuse que l’autre ; elle arriva donc en présence de Fuldrade, et lui donnant la main :

« Mon avenir !… fit-elle précipitamment ; je serai généreuse… dites tout… tout !…

— Ton avenir ! murmura la vieille… tu parles d’avenir ! Eh bien, regarde au fond de la vallée : ta vie est comme un de ces arbres déracinés que la rivière emporte… on les voit le matin… le soir on ne les voit plus ! »

À cette déclaration, Malvina voulut parler… elle n’avait plus un souffle.

« Ce n’est pas à l’avenir qu’il faut penser, reprit Fuldrade, c’est au présent… il te reste quelques jours pour te repentir… mais tu les emploieras à boire, à t’enivrer… à oublier tes fautes… Tiens… va-t’en ! la mort qui m’oublie, pourrait me cueillir en me voyant si près de toi ! »

Ainsi parla cette vieille maudite, et la pauvre Malvina s’en retourna toute froide ; elle n’avait plus une goutte de sang dans les veines, mais elle ne gémissait pas, et voyant accourir Juliette, qui lui dit en passant : « Vous êtes contente au moins… vous ! » elle sourit : c’était une fille de grand courage, mais qui aimait trop le champagne, et qui se proposait déjà d’oublier cette triste prédiction le soir, en compagnie de Fragonard.

Lorsque Juliette s’approcha de la tour, Fuldrade tressaillit ; sa figure impassible prit une expression sauvage… elle s’efforça même d’ouvrir les yeux… elle les ouvrit… ils étaient blancs… Elle voulut se lever et retomba, puis elle parut se résigner.

Monsieur Anatole, qui venait de ranimer Diane, tournant alors la tête, vit la vieille, triste, abattue, et Juliette appuyée contre la porte, comme en extase.

Voici ce que la sorcière disait :

« Je te connais… je te connais, toi ! Tu es la femme pour laquelle les hommes se sont perdus, se perdent et se perdront dans les siècles des siècles… C’est toi qui présentas la pomme à notre premier père… et la rose empoisonnée à Salomon !… C’est toi qui coupas les cheveux de Samson !… C’est toi qui te baignais dans le marbre et les parfums, quand David regarda par la fenêtre !… C’est toi qui dèmandas la tête de saint Jean à Hérode ! Tu as été, tu es et tu seras le mensonge de l’amour, l’hypocrisie du dévouement, le délire des sens… car tu n’aimes que toi ! »