Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
138
MAITRE DANIEL ROCK.

Et monsieur Horace, se levant, lui présenta gravement une chaise.

« Faites-nous l’honneur de prendre place ; monsieur le maire, dit-il, et d’accepter le café, s’il vous plaît.

— Oh ! monsieur l’ingénieur en chef… vous êtes bien honnête… c’est trop d’honneur pour moi. »

Cependant il s’assit, et l’on apporta le café. Les Parisiens semblaient tout réjouis de voir M. le maire Fragonard regretta hautement que M. le maire ne fût pas venu plus tôt donner en quelque sorte un caractère solennel à leur réunion par sa présence.

Maître Zacharias, à ce compliment plein de délicatesse, s’inclina le nez presque dans sa tasse et dit :

« Les regrets sont de mon côté, monsieur l’ingénieur. Quel honneur, pour un simple magistrat communal, de figurer à la table des flambeaux de la science, de ces hommes privilégiés par le génie naturel, autant que par l’éducation d’un siècle avancé dans les lumières… lesquels sont désignés pour l’accomplissement d’une œuvre nationale… L’honneur est de mon côté ! »

Alors tous parurent émus de la noblesse de ces paroles, et pensèrent en eux-mêmes :

« Ce maire est un homme éloquent, digne de notre estime. »

Et le grand borgne, s’inclinant deux fois, lui répondit :

« Oh ! oh !… charmé… trop flatté…monsieur le maire… vos compliments nous touchent… Acceptez-vous un petit verre de kirsch ?

— Avec plaisir, monsieur l’ingénieur. — Et pourtant, reprit maître Zacharias en se redressant, pourtant, messieurs, dans nos humbles fonctions communales, il nous arrive aussi parfois de rendre de grands services à la société, et de concourir d’une manière efficace, quoique moins brillante que la vôtre, aux progrès de la civilisation. Aujourd’hui même…

— Comment ! vous auriez concouru aujourd’hui même… dit Fragonard.

— Oui, monsieur, aujourd’hui même j’ai dessillé les yeux du conseil municipal, et je vous apporte le vote à l’unanimité de Felsenbourg en faveur du chemin de fer.

— Quel bonheur ! s’écrièrent les convives, le conseil municipal a voté le chemin de fer à l’unanimité… cela nous débarrasse de bien des soucis ! »

Le maire, tout glorieux, raconta le terrible discours de maître Rock et sa fureur à la fin de cette scène mémorable, où lui-même, Zacharias , avait failli périr, sans le courage héroïque du meunier Bénédum.

Tout le monde frissonnait, et M. Horace, se souvenant tout à coup du vieux forgeron, en fit le portrait avec son gilet écarlate, son grand tricorne, son nez long, recourbé, ses yeux gris.

« C’est cela même, dit maître Zacharias, nous l’avons exclu. »

Le grand borgne allait dire quelque chose, quand l’un des convives, s’étant levé pour regarder par la fenêtre, s’écria d’une voix joyeuse :

« Voici Juliette ! »

Alors ce ne fut qu’un cri d’enthousiasme :

tous se précipitèrent vers les fenêtres, agitant, les uns leurs chapeaux, les autres leurs serviettes.

M. le maire resta seul à table, devant sa tasse de café. On ne pensait plus à lui, mais il n’en était pas moins heureux, et souriait comme si ces messieurs l’eussent encore regardé.

Ce qui venait d’exciter l’enthousiasme des convives, c’était une grande voiture pleine de dames, qui descendait lentement la côte de Phalsbourg.

Ces dames, tout habillées de soie, méritaient l’admiration universelle ; on ne pouvait s’imaginer de plus jolies créatures, plus fraîches, plus roses, plus souriantes. Tous ceux qui les voyaient passer tiraient leur chapeau jusqu’à terre.

Et quand on pense que ces êtres charmants, gracieux et délicats comme des fleurs, se trouvaient assis sur de simples bottes de paille, entre les échelles d’une longue charrette à la mode du pays ; — le voiturier en blouse sur le timon, et deux pauvres haridelles étiques pour tout équipage quand on se figure le chemin de Felsenbourg dans ce temps-là : un chemin engravé de sable, de pierres, de roches, coupé de trous et d’ornières, côtoyant le ravin à pic ; — quand on se représente les sapins penchant leurs grands rameaux noirs au-dessus, le précipice se creusant au-dessous, les grands bois en perspective, le pauvre village, les sombres vallées s’ouvrant entre les montagnes, les ruines croulantes sur les rochers en face ; — quand on se rappelle ce pays de sauvages, comme disait monsieur le maire, on ne peut refuser son estime à ces Parisiennes.

Quel spectacle, quel chemin pour de pauvres petites femmes blanches et gracieuses, si légères et si jolies qu’on aurait voulu les porter dans ses bras !… Quelle abominable auberge, en comparaison des grands hôtels et de la vie charmante quelles avaient laissée là-bas ! Eh bien, tout cela ne leur faisait pas peur : elles auraient traversé les montagnes, en petits