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MAITRE DANIEL ROCK.

margraves… des landgraves… ils parlent trop haut pour n’être pas quelque chose de grand ! » murmuraient quelques-uns.

Lorsque maître Daniel vint à passer avec sa fille, alors tous ces étrangers se retournèrent pour regarder passer Thérèse.

« Hé ! hé ! » firent-ils, tandis que leurs yeux étincelaient, et qu’ils sifflaient entre leurs dents avec des mines de renards.

Mais la figure osseuse et les yeux gris du père Rock ne parurent pas les étonner moins que l’air timide et le beau cou blanc de sa fille, d’autant plus que le vieux forgeron, qui dépassait de toute la tête le cercle des curieux, fit halte et les observa les lèvres serrées, son giand nez recourbé en bec, et les muscles de ses mâchoires gonflés comme deux poings au-dessous des oreilles.

Un de ces étrangers, petit, trapu, brun de peau et assez large des épaules, soutint seul son regard, rendant au vieux forgeron éclair pour éclair.

Celui-là tenait une longue cravache de cuir au poing ; il avait un ruban rouge à la boutonnière de sa veste, et un couteau de chasse à manche de corné sur la cuisse.

Maître Daniel trouva sa figure mauvaise et le prit en grippe.

À l’arrivée de ses fils, tous trois s’arrêtèrent encore un instant, puis ayant repris leur route, ils entendirent un de ces hommes s’écrier en riant :

« La jolie fille… corbleu !

— Oui… mais le vieux n’a pas l’air tendre, » fit un autre.

Maître Daniel, offensé dans sa dignité, se retourna ; mais, au même instant, il vit un de ces intrus, tout débraillé, à la fenêtre de l’auberge, riant :

« À table !… à table donc ! Le gigot à l’ail vous attend… Est-ce que nous allons nous donner en spectacle aux Triboques ! »

Et les autres montaient déjà l’escalier, sifflant, chantant, criant, faisant un vacarme d’enfer.

Maître Daniel Rock hocha la tête et devint tout méditatif.

Le troisième coup sonnait ; il fallut se dépêcher pour avoir de la place. En arrivant sur le perron de l’église, maître Rock trouva le portail encombré de monde ; il eut mille peines à s’avancer jusqu’au banc de la famille. Heureusement le bedeau Birkel vint à sa rencontre. Déjà l’orgue faisait entendre ses notes graves sous les voûtes du temple ; la voix perçante du petit Vieland retentissait dans le chœur, comme la trompette du jugement dernier ; M. le curé Nicklausse, à l’autel, lui répondait de sa voix tremblotante ; les gens accourus de toutes parts s’agenouillaient sur le parvis… C’est au milieu de ces prières solennelles que le père Rock et sa fille durent se frayer un passage.

Enfin ils arrivèrent et purent s’agenouiller à leur tour ; mais le vieux forgeron, de si bonne humeur le matin, était devenu sombre. Pendant tout le service, il ne fit que rêver aux étrangers de l’auberge du Cygne.

Qu’est-ce que ces gens-là venaient faire dans la montagne ?… Quels projets avaient-ils ? Cela ne pouvait être que de véritables bandits… des hommes sans foi ni loi, dînant et se gobergeant pendant la messe, et riant du monde qui se rendait à l’église !

Le petit brun, avec ses yeux impudents, ses moustaches de chat et son air audacieux, l’indignait plus que les autres. Il croyait le voir encore là, debout devant lui, les bras croisés, l’épaule haute, la cravache pendante, le regardant en face d’un œil sournois, comme pour le braver et le défier. Cela faisait bouillonner son sang… il se sentait pâlir… et malgré le chant de l’orgue, malgré la majesté du lieu, la colère entrait et s’infiltrait doucement dans son âme.

Thérèse priait avec recueillement.

À droite, dans le banc des Bénédum, Ludwig la regardait tendrement ; elle semblait ne pas le voir… mais elle le savait là… et toute défaillante de tendresse, elle levait ses beaux yeux à la voûte du temple, implorant les bénédictions du ciel pour son bien-aimé,pour son père et ses frères.

Enfin la voix chevrotante du père Nicklausse entonna le Gloria patri et filio… l’orgue joua l’antienne du vieux Rœmer, et la foule s’écoula lentement vers les portes de l’église.

Il était alors onze heures du matin ; des événements graves allaient s’accomplir avant la fin du jour.


VII


La foule, accourue de Ghèvrehof, de Spartzprôd et des environs, s’écoulait donc lentement sur la place de l’Église. Chacun s’empressait de gagner le bouchon voisin, pour vider bouteille en attendant les vêpres, lorsqu’un roulement de tambour se fit entendre près de la mairie.

Le père Rock et Thérèse, encore sur le perron, découvrirent au loin le petit crieur Hans Polack, revêtu de sa camisole bleue à pare