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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

au Graufthal. Bruno lui-même relevait la tête, et des cris joyeux accueillaient Coucou Peter tout le long de la route.

« Hé ! voici Coucou Peter, il arrive pour manger du boudin. Ah ! nous allons rire ! Bonjour, Coucou Peter !

— Bonjour, Karl ! bonjour, Heinrich ! bonjour, Christian ! bonjour, bonjour ! »

Il distribuait des poignées de main à droite et à gauche ; mais tous les yeux se tournaient vers Mathéus, dont l’air grave, les beaux habits de drap et le gros cheval tout luisant de graisse inspiraient le plus profond respect :

« C’est un curé ! — c’est un ministre ! — c’est un arracheur de dents ! » se disaient-ils entre eux.

On interrogeait Coucou Peter à voix basse, mais il n’avait pas le temps de répondre, et se remettait à courir derrière le docteur.

Ils arrivèrent enfin au détour de la rue, et Frantz Mathéus conçut aussitôt les plus heureux présages, en découvrant l’auberge de la mère Windling : une jeune paysanne étendait justement la lessive autour du balcon de planches ; entre les deux portes, on voyait un superbe cochon écartelé sur une large échelle et pourfendu depuis le cou jusqu’à la queue : c’était blanc, c’était rouge, c’était lavé, rasé, nettoyé, enfin c’était ravissant ; un gros chien de berger à longs poils gris recueillait quelques gouttes de sang sur le pavé ; les fenêtres de forme antique, les peupliers qui s’effilent dans l’air, l’immense toit de bardeaux abritant de ses ailes le bûcher, le pressoir et la basse-cour, où caquetaient de jolies poulettes ; le colombier, où perchaient, sur la petite fourche, deux magnifiques pigeons bleus, qui roucoulaient et faisaient la grosse gorge, tout donnait à l’auberge de la mère Windling une physionomie vraiment hospitalière.

« Hé ! hé ! vous autres… Hans ! Karl ! Ludwig ! voulez-vous bien sortir, paresseux ! s’écria de loin le ménétrier. Quoi ! vous laissez à la porte le savant docteur Mathéus, mauvais gueux ! N’avez-vous pas de honte ? »

La maison était remplie de son tapage, et l’on aurait cru qu’il venait d’arriver un contrôleur ambulant, un garde général, ou même un sous-préfet, tant il élevait la voix et se donnait des airs d’importance.

Nickel, le domestique, apparut tout effaré à la porte cochère, en s’écriant :

« Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a donc pour faire tout ce bruit ?

— Ce qu’il y a, malheureux ? ne vois-tu pas l’illustre docteur Mathéus, l’inventeur de la pérégrination des âmes, qui attend que tu viennes lui tenir l’étrier ? Allons ! dépêche-toi, conduis le cheval à l’écurie ; mais, je t’en préviens, j’aurai l’œil sur la mangeoire, et s’il y a seulement un brin de paille dans l’avoine, tu m’en réponds sur ta tête. »

Alors Mathéus mit pied à terre, et le domestique s’empressa d’obéir

L’illustre docteur ne savait pas que, pour entrer dans la grande salle, il fallait traverser la cuisine ; aussi fut-il agréablement surpris du spectacle qui s’offrit d’abord à ses regards. On était au milieu de la préparation des boudins : le feu brillait sur l’âtre ; les grands plats de l’étagère étincelaient comme des soleils ; le petit Michel tournait sa fourchette dans la marmite avec une régularité merveilleuse ; dame Catherina Windling, les manches retroussées jusqu’aux coudes, en face du cuveau, levait majestueusement la grande cuiller remplie de lait, de sang, de marjolaine et d’oignons hachés ; elle versait lentement, tandis que la grosse Soffayel, sa domestique, tenait le boyau bien ouvert, afin que cet agréable mélange pût y entrer et le remplir convenablement.

Coucou Peter resta comme pétrifié devant ce délicieux tableau ; il écarquillait les yeux, dilatait ses narines et respirait le parfum des casseroles.

Enfin, d’une voix expressive, il s’écria :

« Grand Dieu ! quelle noce nous allons faire ici ! quelle noce ! »

Dame Catherina tourna la tête et fit une exclamation joyeuse :

« Ah ! c’est toi, Coucou Peter, je t’attendais ! Tu ne manques jamais d’arriver pour les boudins.

— Le plus souvent que je manquerais d’arriver pour les boudins ! Non ! non ! dame Catherina, je suis incapable d’une pareille ingratitude ; ils m’ont fait trop de bien pour que je puisse les oublier ! »

Puis, s’avançant d’un air grave, il prit la grande cuiller de bois, qu’il plongea dans le cuveau, et pendant quelques secondes il examina le mélange avec une attention vraiment psychologique.


Dame Catherina croisait ses bras rouges, et semblait attendre son jugement ; au bout d’une minute il releva la tête et dit :

« Dame Catherina, sauf votre respect, il faudrait encore un peu de lait là-dedans ; voyez-vous, il ne faut pas épargner le lait, c’est la délicatesse, c’est comme qui dirait l’âme du boudin.

— Voilà ce que j’avais déjà dit, s’écria la mère Windling ; n’est-ce pas, Soffayel, que je t’avais dit qu’un peu de lait ne ferait pas de mal ?

— Oui, dame Catherina, vous l’avez dit.