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fice… Au lieu de huit cents écus… soit… mille écus !

— Élias » prends garde !… Si tu veux te moquer de moi…

— Je parle sérieusement, père Rock.

— Ah ! c’est sérieux… Eh bien, écoute-moi : — depuis cinquante ans que tu roules le monde, que tu rapines à droite et que tu voles à gauche… que tu entasses ton or… tu dois être riche, Élias… très-riche !… Tu peux acheter tout le village, toute la montagne, avec ses maisons, ses bois et ses prés ; tu peux élever des moulins, des usines, des fabriques ; tu peux acheter des régiments de conscrits en Alsace, et les vendre le double en Bretagne. — Mais, quand tu couvrirais la côte de Felsenbourg et ses ruines de tes écus, jusqu’au sommet de la plus haute tour, tu ne les aurais pas ! Elles sont à Daniel Rock, fils de Pierre Rock ; et quand Daniel sera mort, elles seront à Christian Rock, son fils aîné… Et tant qu’il y aura un Rock sur la terre, la côte et les bruyères seront à lui ! »

S’étant exprimé de la sorte d’un ton bourru, maître Daniel rentra dans sa forge sans attendre la réponse d’Élias, saisit la barre de fer et s’écria :

« Allez, garçons ! »

Et les marteaux se reprirent à galoper sur l’enclume.

Le vieux juif resté seul, la bouche béante, attendit encore quelques instants ; mais, voyant Daniel lui tourner le dos, il détacha son âne ; monta dessus et s’éloigna tout mélancolique.


III


La somme exorbitante qu’Élias venait de lui offrir pour les ruines et les terres incultes de la côte inspira les plus tristes appréhensions à maître Daniel. Il ne douta point que le juif n’eût l’idée d’établir au milieu de la montagne des fabriques, des usines, des carrières, et autres exploitations de ce genre ; lesquelles entraîneraient bientôt la perte des vieilles mœurs, l’abandon de la culture, le mépris des usages les plus respectables, enfin l’abomination de la désolation prédite par nos saintes Écritures.

Un sombre nuage s’étendit sur son âme.

Le soir du même jour, à la lecture des chroniques, au lieu d’interrompre de temps en temps Thérèse par quelque réflexion judicieuse touchant l’antique valeur des margraves, les bienfaits innombrables dont ils avaient comblé le pays, ou de célébrer le triomphe des Yéri-Hans, des Rupert, des Luitprandt, foulant aux pieds de leurs chevaux des milliers de piques et de hallebardes comme l’herbe des champs, il se renferma dans un morne silence.

Ludwig étant venu l’avertir, que son père voulait le voir le lendemain pour causer d’affaires sérieuses, c’est à peine s’il lui répondit d’un air distrait :

« Bon… bon… ça me fera plaisir. »

Et lorsqu’au coup d’onze heures tout le monde se fut levé pour retourner chacun à sa demeure, au lieu de reconduire le père Nicklausse jusque dans la rue et de lui crier : « Bonne nuit, monsieur le curé… Quel beau temps ! voyez donc les étoiles ! » il ne bougea point de sa place… comme perdu dans un abîme de méditations profondes.

Thérèse, restée la dernière, le vit gravir l’escalier de bois au fond de la cuisine, pour aller se coucher, l’œil fixe, le front pâle, appuyant le pied lourdement sur chaque marche, et murmurant tout bas des paroles inintelligibles.

« Mon père est malade ! » se dit-elle.

Et durant plus d’une heure elle resta levée, tout inquiète, croyant entendre le vieillard se retourner dans son lit et gémir.

Cependant, le lendemain, dès cinq heures, le père Rock était à la forge avec ses fils : les marteaux retentissaient sur l’enclume.

Ils travaillèrent jusqu’à midi.

Thérèse dressa la table ; et ce n’est pas sans une vive satisfaction qu’elle vit enfin son père traverser la cour, se laver les mains et le visage à la fontaine, puis entrer d’un pas ferme dans la maison.

Il semblait remis de ses inquiétudes de la veille et dîna de bonne humeur.

Les fenêtres, ouvertes tout au large, laissaient s’étendre sur le plancher, sur la nappe blanche à filets rouges, sur les grands plats fleuronnés couverts de viandes fumantes, et les gobelets étincelants, un magnifique rayon de soleil. La côte, toute couverte de pommiers blancs, de pêchers roses, égayait la vue. Le père Rock considérait sa fille d’un regard attendri : on voyait qu’il la trouvait belle et qu’il en était fier.

Ses deux garçons mangeaient de bon appétit et buvaient de même.

« Un beau jour ! disait Kasper.

— Ah ! si c’était dimanche, faisait maître Daniel en riant, comme on irait danser à l'Arbre-Vert !… Mais sois tranquille, le dimanche viendra et la petite Grédel ne se sera pas envolée. »