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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

souriant ; elle était délicieuse avec son béguin noir et son corset de velours tout parsemé de paillettes scintillantes.

« Que voulez-vous donc, Coucou Peter ? fit-elle d’un air malin.

— Ce que je veux, dit le ménétrier en la prenant par son petit menton bien arrondi, rose et frais comme une pêche ; ce que je veux ?… Ah ! si j’avais mes vingt ans… si nous avions nos vingt ans, papa Mathéus ! »

Il appliqua la main sur son estomac avec expression, et poussa un soupir à fendre l’âme.

La petite baissait les yeux et murmurait d’une voix timide :

« Vous voulez rire, Coucou Peter… bien sûr… vous voulez rire.

— Rire ! rire ! dis plutôt, ma jolie Grédel, que je voudrais pleurer… Ah ! si j’avais mes vingt ans, comme je rirais, Grédel, comme je rirais ! »

Il se tut un instant d’un air mélancolique, puis se tournant vers Mathéus, qui rougissait jusqu’aux oreilles :

« À propos, docteur Frantz, s’écria-t-il, où diable allez-vous de si grand matin ? Il a fallu partir au petit jour, pour être sur la côte avant midi.

— Je vais prêcher ma doctrine, répondit Mathéus d’un ton simple et naturel.

— Votre doctrine ! fit Coucou Peter en ouvrant de grands yeux, votre doctrine ! »

Il resta quelques secondes tout ébahi ; mais bientôt, partant d’un éclat de rire :

« Ah ! ah ! ah ! la bonne farce, s’écria-t-il, la bonne farce ! Ah ! ah ! ah ! docteur Frantz, je ne vous aurais jamais cru si farceur !

— Que trouves-tu donc là de si comique ? Ne t’ai-je pas dit cent fois au Graufthal que je partirais tôt ou tard ? Il me semble que c’est tout simple.

— Ah bah ! vous allez prêcher comme ça ?

— Sans doute.

— Vous allez annoncer votre pérégrination des âmes, votre transformation des plantes en animaux et des animaux en hommes ?

— Oui, mon garçon, avec beaucoup d’autres choses non moins remarquables, et que je n’ai pas eu le temps de te faire connaître.

— Mais dites donc, vous avez garni votre ceinture, au moins ? C’est un article très-important pour les prédications.

— Moi ! s’écria Mathéus transporté d’un noble orgueil, je n’ai pas emporté un liard ! pas un kreutzer ! Quand on possède la vérité, on est toujours assez riche.

— On est toujours assez riche… répéta le ménétrier ; tiens, tiens, tiens ! c’est drôle… c’est tout à fait drôle ! »

Les paysans venaient de se réunir autour d’eux ; et, sans comprendre cette scène, ils voyaient bien, à la figure de Coucou Peter, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

Tout à coup le ménétrier se prit à danser, il agita son feutre d’un air joyeux et s’écria :

« Eh ! eh ! j’en suis… ça me va ! »

Puis se tournant vers la foule, étonnée de ses manières étranges :

« Regardez-moi bien, vous autres, s’écria-t-il, je suis le prophète Coucou Peter !… ah ! ah ! ah ! vous ne vous attendiez pas à ça, ni moi non plus ! Voici mon maître… Nous allons prêcher dans l’univers !… Moi, je marche en avant : crin-crin ! crin-crin ! crin-crin ! Le monde arrive, nous annonçons la pérégrination des âmes ; ça flatte le public, et houpsasa ! on mange bien, on boit bien, on roule sa bosse, et houpsasa ! on couche par ici, on se promène par là, et houp et houp et houpsasa ! »

Il sautait, il riait, il se démenait, enfin on aurait dit un véritable fou.

« Papa Mathéus, criait-il, je vous suis, je ne vous quitte plus ! »

L’illustre docteur n’osait prendre ses paroles au sérieux ; mais il ne conserva plus aucun doute, lorsqu’il le vit se dresser sur son tonneau et s’écrier avec force :

« Nous vous faisons savoir qu’au lieu de s’envoler au ciel comme dans les anciens temps, l’âme des hommes et des femmes rentre dans le corps des animaux, et celle des animaux dans les plantes, arbres ou légumes, ça dépend de leur conduite ; et qu’au lieu d’être venus dans ce monde par le moyen d’Adam et d’Ève, ainsi que plusieurs le disent, nous avons été d’abord choux, raves, carottes, poissons ou autres animaux à deux ou quatre pattes, ce qui est beaucoup plus simple et plus facile à croire. C’est l’illustre docteur Frantz Mathéus, mon maître, qui a découvert ces choses, et vous nous ferez plaisir de les raconter à vos amis et connaissances. »

Sur ce, Coucou Peter descendit de son tonneau, agita son feutre et vint se placer gravement à côté de Mathéus en s’écriant :

« Maître, j’abandonne tout pour vous suivre ! »

Mathéus, attendri par le vin blanc, se mit à verser de douces larmes.

« Coucou Peter, s’écria-t-il, je te proclame à la face du ciel mon premier disciple ! Tu seras la première pierre du nouvel édifice fondé sur les trois règnes de la nature. Tes paroles ont retenti dans mon cœur ; je te reconnais digne de consacrer ta vie à cette noble cause. »