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L’HÉRITAGE DE L’ONCLE CHRISTIAN.

« Messeigneurs, vous êtes ici chez vous… ce domaine… »

Elle n’eut pas le temps de finir… un silence de mort suivit ces paroles. — Je regardai… la fantasmagorie avait disparu !

Alors un son de trompe frappa mes oreilles. Des chevaux piaffaient au dehors, des chiens aboyaient, et la lune calme, méditative, regardait toujours au fond de mon alcôve.

La porte s’ouvrit comme par l’effet d’un coup de vent, et cinquante chasseurs, suivis de jeunes dames, vieilles de deux siècles, à longues robes traînantes, défilèrent majestueusement d’une salle à l’autre. Quatre vilains passèrent aussi, soutenant de leurs robustes épaules un brancard à feuilles de chêne, où gisait tout sanglant, l’œil terne et la défense écumeuse, un énorme sanglier.

J’entendis les fanfares redoubler au dehors, puis s’éteindre comme un soupir dans les bois… puis… rien !

Et comme je rêvais à cette vision étrange, regardant par hasard dans l’ombre silencieuse, je vis avec stupeur la scène occupée par une de ces vieilles familles protestantes d’autrefois, calmes, dignes et solennelles dans leurs mœurs.

Là se trouvaient le patriarche à tête blanche, lisant la grande Bible ; la vieille mère, haute et pâle, filant le chanvre du ménage, droite comme un fuseau, le collet monté jusqu’aux oreilles, la taille serrée de bandelettes de ratine noire ; puis les enfants joufflus, l’œil rêveur, accoudés sur la table dans le plus profond silence, le vieux chien de berger attentif à la lecture, la vieille horloge dans son étui de noyer, comptant les secondes ; et plus loin, dans l’ombre, quelques figures de jeunes filles, quelques bruns visages de jeunes gens à feutre noir et camisole de bure, discutant sur l’histoire de Jacob et de Rachel, en forme de déclaration d’amour.

Et cette honnête famille semblait convaincue des vérités saintes ; le vieillard, de sa voix cassée, poursuivait l’histoire édifiante avec attendrissement :

« Ceci est votre terre promise… la terre d’Abraham… d’Isaac et de Jacob… laquelle je vous ai destinée depuis l’origine des siècles… afin que vous y croissiez et multipliiez comme les étoiles du ciel…— Et nul ne pourra vous la ravir, car vous êtes mon peuple bien-aimé… en qui j’ai mis ma confiance. … »

La lune, voilée depuis quelques instants, venait de se découvrir ; n’entendant plus rien, je tournai la tête, ses rayons calmes et froids éclairaient le vide de la salle : plus une figure, plus une ombre… la lumière ruisselait sur le parquet, et, dans le lointain, quelques arbres découpaient leur feuillage sur la côte lumineuse.

Mais, subitement, les hautes murailles se tapissèrent de livres, l’antique épinette fit place au bureau de quelque savant, dont l’ample perruque m’apparut au-dessus d’un fauteuil à dossier de cuir roux. J’entendis la plume d’oie courir sur le papier. L’homme, perdu dans les profondeurs de sa pensée, ne bougeait pas : ce silence m’accablait.

Mais jugez de ma stupeur lorsque, s’étant retourné, l’érudit me fit face, et que je reconnus en lui le portrait du jurisconsulte Grégorius, consigné sous le n° 253 de la galerie de Darmstadt.

Grand Dieu ! comment ce personnage s’était-il détaché de son cadre ?

Voilà ce que je me demandais, quand d’une voix creuse il cria :

Dominium, ex jure Quiritio, est jus utendi et abutendi quatenus naturalis ratio patitur.

À mesure que cette formule s’échappait de ses lèvres, sa figure pâlissait… pâlissait… Au dernier mot, elle n’existait plus !

Que vous dirai-je encore, mes chers amis ? Durant les heures suivantes je vis vingt autres générations se succéder dans l’antique castel, de Hans Burckart : des chrétiens et des juifs, des nobles et des roturiers, des ignorants et des savants, des artistes et des êtres prosaïques… Et tous proclamaient leur légitime propriété, tous se croyaient maîtres souverains et définitifs de la baraque ! — Hélas ! un souffle de la mort les mettait à la porte.

J’avais fini par m’habituer à cette étrange fantasmagorie. Chaque fois que l’un de ces braves gens s’écriait : « Ceci est à moi ! » je me prenais à rire et je murmurais : « Attends, camarade, attends, tu vas t’évanouir comme les autres ! »

Enfin j’étais las, quand au loin, bien loin, le coq chanta : le chant du coq annonce le jour ; sa voix perçante réveille les êtres endormis.

Les feuilles s’agitèrent, un frisson parcourut mon corps ; je sentis mes membres se détacher de ma couche, et, me relevant sur le coude, mes regards s’étendirent avec ravissement sur la campagne silencieuse. Mais ce que je vis n’était guère propre à me réjouir.

En effet, le long du petit sentier qui mène au cimetière, montait toute la procession des fantômes que j’avais vus pendant la nuit. Elle s’avançait pas à pas vers la porte vermoulue de l’enceinte ; cette marche silencieuse, sous les teintes vagues, indécises du crépuscule