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HUGUES-LE-LOUP

mait un demi-cercle. Quand je voulais seulement dire un mot, il m’interrompait brusquement et s’écriait :

« Ne parle pas, ça me trouble ! »

Enfin nous redescendîmes dans un vallon à gauche, et Gédéon, m’indiquant les pas de la Louve, au versant des bruyères :

« Ceci, vieux, dit-il, n’est pas une fausse sortie, nous pouvons la suivre en toute confiance.

— Pourquoi ?

— Parce que la Peste a l’habitude, dans toutes ses contre-marches, de faire trois pas de côté, puis de revenir sur ses brisées, d’en faire cinq ou six de l’autre, et de sauter brusquement dans une éclaircie. Mais, quand elle se croit bien couverte, elle débusque sans s’inquiéter des feintes. Tiens, que t’ai-je dit ?… Elle bourre maintenant sous les broussailles comme un sanglier, il ne sera pas difficile de suivre sa voie. C’est égal, mettons-la toujours entre nous, et allumons une pipe. »

Nous fîmes halte, et le brave homme, dont la figure commençait à s’animer, me regardant avec enthousiasme, s’écria :

« Fritz, ceci peut être un des plus beaux jours de ma vie ! Si nous prenons la vieille, je veux la ficeler comme un paquet de guenilles sur la croupe de Fox. Une seule chose m’ennuie.

— Quoi ?

— C’est d’avoir oublié ma trompe. J’aurais voulu sonner la rentrée en approchant du Nideck. Ha ! ha ! ha ! »

Il alluma son tronçon de pipe, et nous repartîmes.

Les traces de la Louve gagnaient alors le haut des bois sur une pente tellement roide, qu’il nous fallut plusieurs fois mettre pied à terre et conduire-nos chevaux par la bride.

« La voilà qui tourne à droite, me dit Sperver ; de ce côté les montagnes sont à pic, l’un de nous sera peut-être forcé de tenir les chevaux en main, tandis que l’autre grimpera pour rabattre. C’est le diable, on dirait que le jour baisse ! »

Le paysage prenait alors une ampleur grandiose ; d’énormes roches grises, chargées de glaçons, élevaient de loin en loin leurs pointes anguleuses, comme des écueils au-dessus d’un océan de neige.

Rien de mélancolique comme le spectacle de l’hiver dans les hautes montagnes : les crêtes, les ravins, les arbres dépouillés, les bruyères scintillantes de givre, ont un caractère d’abandon et de tristesse indicible. Et le silence, — si profond que vous entendez une feuille glisser sur la neige durcie, une brindille se détacher de l’arbre, — le silence vous pèse, il vous donne l’idée incommensurable du néant !…

Que l’homme est peu de chose ! deux hivers consécutifs, et la vie est balayée de la terre.

Par instants l’un de nous éprouvait le besoin d’élever la voix, c’était une parole insignifiante :

« Ah ! nous arriverons !… Quel froid de loup !… »

Ou bien :

« Hé ! Lieverlé, tu baisses l’oreille. »

Tout cela pour s’entendre soi-même, pour se dire :

« Oh ! je me porte bien… hum ! hum ! »

Malheureusement, Fox et Reppel commençaient à se fatiguer ; ils enfonçaient jusqu’au poitrail et ne hennissaient plus comme au départ.

Et puis les défilés inextricables du Schwartz-Wald se prolongent indéfiniment. La vieille aimait ces solitudes : ici elle avait fait le tour d’une hutte de charbonnier abandonnée, plus loin elle avait arraché des racines qui croissent sur les roches moussues, ailleurs elle s’était assise au pied d’un arbre, et cela récemment, il y avait tout au plus deux heures, car les traces étaient fraîches ; aussi notre espoir et notre ardeur s’en redoublaient. Mais le jour baissait à vue d’œil !

Chose étrange, depuis notre départ du Nideck, nous n’avions rencontré ni bûcherons, ni charbonniers, ni ségares. Dans cette saison, la solitude du Schwartz-Wald est aussi profonde que celle des steppes de l’Amérique du Nord.

À cinq heures, la nuit était venue ; Sperver fit halte et me dit :

« Mon pauvre Fritz, nous sommes partis deux heures trop tard. La Louve a trop d’avance sur nous ! Avant dix minutes, il va faire noir sous les arbres comme dans un four. Ce qu’il y a de plus simple, c’est de gagner la Roche-Creuse, à vingt minutes d’ici, d’allumer un bon feu, de manger nos provisions et de vider notre peau de bouc. Dès que la lune se lèvera, nous reprendrons la piste, et si la vieille n’est pas le diable en personne, il y a dix à parier contre un, que nous la trouverons morte de froid au pied d’un arbre ; car il est impossible qu’une créature humaine puisse supporter de telles fatigues, par un temps comme celui-ci ; Sébalt lui-même, qui est le premier marcheur du Schwartz-Wald, n’y résisterait pas !… Voyons, Fritz, qu’en penses-tu ?

— Je pense qu’il faudrait être fou pour agir autrement ; et d’abord je ne me sens plus de faim.