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ROMANS NATIONAUX

nous regarder le blanc des yeux avec cent mille hommes, tout ce qu’il y a de plus obstiné en Russes et en Prussiens. C’est, à proprement parler, une bataille où l’on gagne la croix, et si on ne la gagne pas, on ne doit plus compter dessus.

— Vous croyez, sergent ? dit Zébédé, qui n’a jamais eu deux idées claires dans la tête, et qui se figurait déjà tenir la croix. Ses yeux reluisaient comme des yeux de bêtes qui voient tout en beau.

— Oui, répondit le sergent, car on va se serrer de près, et supposons que dans la mêlée on voie un colonel, un canon, un drapeau, quelque chose qui vous donne dans l’œil, on saute dessus à travers les coups de baïonnette, de sabre, de refouloir ou de n’importe quoi ; on l’empoigne, et, si l’on en revient, on est proposé.

Pendant qu’il disait cela, l’idée me vint que le maire de Felsenbourg avait reçu la croix pour avoir amené son village, dans des voitures entourées de guirlandes, à la rencontre de Marie-Louise, en chantant de vieux lieds, et je trouvai sa manière d’avoir la croix bien plus commode que celle du sergent Pinto.

Je n’eus pas le temps d’en penser davantage, car on battait le rappel de tous les côtés ; chacun courait aux faisceaux de sa compagnie et se dépêchait de prendre son fusil. Les officiers vous rangeaient en bataille, des canons arrivaient au grand galop du Village, on les plaçait au haut de la colline, un peu en arrière, pour que le dos de la côte leur servît d’épaulement. Les caissons arrivaient aussi.

Et plus loin, dans les villages de Rahna, de Kaya, de Klein-Gorschen, tout s’agitait ; mais nous étions les premiers sur lesquels devait tomber cette masse.

L’ennemi s’était arrêté à deux portées de canon, et ses cavaliers tourbillonnaient par centaines autour de la côte pour nous reconnaître. Rien qu’à voir au bord du Floss-Graben cette quantité de Prussiens qui rendaient les deux rives toutes noires, et dont les premières lignes commençaient à se former en colonnes, je me dis en moi-même :

« Cette fois, Joseph, tout est perdu, tout est fini… il n’y a plus de ressource… Tout ce que tu peux faire, c’est de te venger, de te défendre, et de n’avoir pitié de rien… Défends-toi, défends-toi !… »

Comme je pensais cela, le général Chemineau passa seul à cheval devant le front de bataille, en nous criant : « Formez le carré ! »

Tous les officiers, à droite, à gauche, en avant, en arrière, répétèrent le même ordre. On forma quatre carrés de quatre bataillons chacun. Je me trouvais cette fois dans un des côtés intérieurs, ce qui me fit plaisir ; car je pensais naturellement que les Prussiens, qui s’avançaient sur trois colonnes, tomberaient d’abord en face. Mais j’avais à peine eu cette idée qu’une véritable grêle de boulets traversa le carré. En même temps, le bruit des canons que les Prussiens avaient amenés sur une colline à gauche se mit à gronder bien autrement qu’à Weissenfels : cela ne finissait pas ! Ils avaient sur cette côte une trentaine de grosses pièces ; on peut s’imaginer d’après cela quels trous ils faisaient. Les boulets sifflaient tantôt en l’air, tantôt dans les rangs, tantôt ils entraient dans la terre, qu’ils rabotaient avec un bruit terrible.

Nos canons tiraient aussi d’une manière qui vous empêchait d’entendre la moitié des sifflements et des ronflements des autres, mais cela ne servait à rien ; et d’ailleurs, ce qui vous produisait le plus mauvais effet, c’étaient les officiers qui vous répétaient sans cesse : « Serrez les rangs, serrez les rangs ! »

Nous étions dans une fumée extraordinaire sans avoir encore tiré. Je me disais : « Si nous restons ici un quart d’heure, nous allons être massacrés sans pouvoir nous défendre ! » ce qui me paraissait terriblement dur, quand tout à coup les premières colonnes des Prussiens arrivèrent entre les deux collines, en faisant une rumeur étrange, comme une inondation qui monte. Aussitôt les trois premiers côtés de notre carré, celui de face, et les deux autres en obliquant à droite et à gauche, firent feu. Dieu sait combien de Prussiens restèrent dans ce creux ! Mais, au lieu de s’arrêter, leurs camarades continuèrent à monter, en criant comme des lonps : « Faterland ! Falerland[1] ! » et nous déchargeant tous leurs feux de bataillon à cent pas, pour ainsi dire dans le ventre.

Après cela commencèrent les coups de baïonnette et de crosse, car ils voulaient nous enfoncer ; ils étaient en quelque sorte furieux. Toute ma vie je me rappellerai qu’un bataillon de ces Prussiens arriva juste de côté sur nous, en nous lançant des coups de baïonnette que nous rendions sans sortir des rangs, et qu’ils furent tous balayés par deux pièces qui se trouvaient en position à cinquante pas derrière le carré.

Aucune autre troupe ne voulut alors entrer entre les carrés.

Ils redescendaient la colline, et nous chargions nos fusils pour les exterminer jusqu’au dernier, lorsque leurs pièces recommencèrent

  1. Patrie ! Patrie !